La maison de Julien Gracq, la séduction du mystère

Les éditions Corti – après les Manuscrits de guerre, Les Terres du couchant et Nœuds de vie, parus entre 2011 et 2021 – ont publié au début de l’année 2023 un nouvel inédit de leur auteur phare (lequel usait volontiers de l’italique afin de mettre en relief un terme dont il tenait à souligner l’importance ou la capacité à faire image, ou bien encore l’incongruité), celui que l’on pourrait nommer le fidèle des fidèles même (comme il y eut, chez Stendhal, le brave des braves), puisqu’il s’agit de Julien Gracq, connu également pour avoir publié avec fidélité toute son œuvre aux mêmes éditions Corti, avant de connaître sur le tard les honneurs de La Pléiade.

Il s’agit d’un court récit de 27 pages, que viennent compléter, en fac-simile, sans doute aussi pour grossir le volume, deux états du manuscrit. Le lecteur peut ainsi se faire une idée de l’important travail de mise au point auquel se livrait l’auteur dont on connaît l’exigence en matière d’écriture. On constatera que la première version est particulièrement amendée, la deuxième constituant une sorte de mise au net où ratures et repentirs se font plus rares.

Les amateurs du Balcon en forêt, ou des poèmes en prose de Liberté grande ou encore des Eaux étroites, ne seront pas déçus. Ils reconnaîtront la marque de leur écrivain, à la fois dans sa manière, ainsi que dans les thématiques abordées.

Le récit tiendrait en peu de mots : l’histoire se situe sous l’Occupation, et le narrateur, durant les allers-retours qu’il effectue chaque semaine pour se rendre de V… à A… a eu l’occasion de remarquer, depuis le bus bondé où il se tient debout comme un « hareng en caque », une maison abandonnée qui l’impressionne et l’obsède. Celle-ci produit, lorsqu’il la voit, une sorte de malaise (on pourrait alors penser à une sorte de Maison Usher des terres de l’Ouest de la France). Elle s’inscrit dans un paysage de « terre gaste », comme en décrivent les romans du Moyen-Âge traitant de la Matière de Bretagne et des récits de la Table ronde. Un jour, jour de pluie, le narrateur profite d’une panne du bus (le matériel roulant étant particulièrement surmené à l’époque en raison des pénuries liées à la guerre qui se prolonge) pour aller à la découverte de cette maison, laquelle s’avère être le personnage essentiel du récit…

Tout est semble-t-il question d’atmosphère dans cette vingtaine de pages, et celle-ci est produite par l’abondance des notations paysagères : tout est matière à créer de la rêverie, ou des impressions. L’atmosphère de l’Occupation, sa grisaille, sa tristesse, l’inquiétude diffuse dont elle s’accompagne ; les circonstances d’un jour de novembre pluvieux ; les bruits de la forêt, les craquements, le chant d’un oiseau, les odeurs ; la sensation de l’humidité et cette curieuse impression de bout du monde qui parfois peut saisir le marcheur en forêt, tout cela est condensé dans les quelques pages du récit.

Le narrateur donne l’impression de franchir un certain nombre de cercles, avant de parvenir à l’épicentre imaginaire constitué par la bâtisse elle-même, située au milieu des bois. La pluie d’abord, matérialise une première épreuve (ainsi que deux coups de feu entendus sitôt quitté la route) qu’il faut affronter en quelque sorte, et l’on remarque au passage que l’auteur n’hésite pas à user de quelques mots rares, voire communs aux régions de l’Ouest pour désigner l’humidité excessive. On pense, parmi d’autres, au mot « enfondu » qu’emploie Julien Gracq alors que le découragement a saisi son personnage (lui-même ?) et qu’il adopte, comme pétrifié, l’attitude d’une statue :

Je m’assis sur une souche, tentai sans succès dans le vent mouillé d’allumer une cigarette, et me croisai les bras, revenu de tout, rencoigné sous l’averse, une statue glaiseuse et enfondue de l’écœurement.

Il convient, bien évidemment, de ne pas trop dévoiler de cette prose, afin qu’elle conserve pour le lecteur un certain attrait. Il est évident en tout cas que son pouvoir d’aimantation tient à une écriture, à la présence en filigrane de mythes littéraires, en particulier la légende du Graal. Il faut alors se souvenir que Julien Gracq a écrit Le Roi Pêcheur, s’inspirant de Chrétien de Troyes, et que les récits de la légende Arthurienne, tout comme le Romantisme allemand ou le Surréalisme, ont eu de l’importance pour lui.

De fait, la lecture de La Maison, riche de tout cet arrière-plan imaginaire, culturel, mais aussi historique, avec l’évocation des temps sombres de l’Occupation, bien connus de l’auteur, ouvre aux séductions d’un « autre monde » auxquelles le lectorat contemporain peut sans aucun doute se montrer sensible — voire aspirer avec délectation.

Didier Gambert

Julien Gracq, La Maison, éditions José Corti, mars 2023, 84 pages, 15 euros

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