L’envie d’y croire, journal d’une époque sans foi par Eliette Abécassis
Eliette Abecassis écrit depuis déjà plus de vingt ans et rencontre à chaque nouveau texte de beaux succès de librairie et d’estime. Avec son opuscule joliment intitulé L’envie d’y croire, elle nous revient lourde de questions et d’angoisses cette fois-ci, le regard anxieux porté sur les abîmes d’une époque sans foi.
La société française, son unité, sa supériorité culturelle, sa cohérence, son humanisme est-ce bien raisonnable d’y croire encore ? Quels sont les prévisions ? Nos pressentiments ? Devant la réalité curieuse, étrange, atroce pour certains que nous avons désormais devant nos yeux, les smart phones, les ordinateurs portables, les tablettes, les réseaux sociaux, les mondes connectés, nous n’avons jusqu’ici jamais été autant confrontés au consommateur permanent, à la fabrication tout azimut de besoins nouveaux, à une nouvelle conception de la vie dénuée, abandonnée de toute foi et de toute loi, au point peut-être que, l’esprit lucide, quelque peu lucide disons, celui qui ose encore réfléchir à ce qui est en train de se passer, celui-là prend le risque énorme de sombrer tôt ou tard dans l’ « aquabonisme ». C’est le constat de ce livre. Et, des constats alarmants, Éliette Abecassis nous en gratifie à toutes les pages :
Aujourd’hui, tout, absolument tout, a changé. À la terrasse des cafés, j’observe des gens seuls ou en couple, chacun sur son portable, même lors des déjeuners. Je vois des ados avec leur AirPods dans les oreilles, coupés du monde. Mes propres enfants achètent tout sur le Web et s’alimentent grâce à Uber Eats. Côté discussions ? C’est devenu impossible tant ils sont collés au Snapchat. Et moi maintenant, pour avoir accès à la bibliothèque di Congrès à Washington, je n’ai plus qu’à ouvrir mon ordinateur ! »
Devant les bouleversements radicaux de notre époque, de ce nouveau siècle, de ce nouveau millénaire, les écrivains doivent s’emparer des problématiques profondes auxquelles nous devons déjà faire face. Il faut un philosophe, il faut un romancier pour aborder un tel échec, il faut une sorte d’analyse pour expliquer ça et débrouiller les curieuses absences que la pensée collective semble connaître aujourd’hui. Peut-être même nourrir sa parole d’une révolte collective. Tout de même, dans cette société du spectacle patenté « où chacun fait son show », il faut la révolte intérieure d’un écrivain, un écrivain dont une forme d’insoumission guide la plume pour nous amener à comprendre ce qui est désormais en train de se passer, alors que nous faisons des selfies, nous naviguons sur le marché de l’amour, nous naviguons dans le monstre froid Google, nous laissons tranquillement s’installer les communautarisme ou une sorte de mystique républicaine. Dans une sorte de rage, Éliette laisse courir son stylo et aborde tout ce qui la dérange, l’empêche de dire que cette époque malgré tout est belle. Et, je ne sais pas si j’exagère, mais je trouve que ce journal de bord résume un peu l’ensemble de nos propres angoisses. C’est du moins ainsi que je l’ai abordé. Journal d’abord d’une mère de famille, d’une femme divorcée, puis, ensuite, mais alors bien ensuite, celui d’un écrivain, un journal destiné à troubler.
Je l’ai lu assez vite, mais, tout de même, je dois le dire, il m’a semblé que ce livre était d’abord et avant tout très engagé. C’est un livre qui refuse TOUT de notre époque. J’imagine déjà les progressistes de tout bord, persuadés que la technologie peut tout et fait tout, jusqu’à nous sauver de nous-mêmes et du prochain monde que nous sommes clairement en train de créer, coincé entre Le meilleur des mondes, 1984 et Fahrenheit 451, vont sûrement s’ériger contre ce texte, le jugeront d’un pessimisme radical, le diront « réactionnaire », dans la veine de cette vaine nostalgie qui nous fait dire « ah, c’était mieux avant ! » Devant l’ogre de la technologie, qui « facilite grandement notre vie » mais qui crée aussi des décalages dans notre époque qui sont tout de même curieux : « Il y a peu encore on se parlait ; avant de se coucher, on lisait ; à table, on évoquait les événements de la journée. […] Des échanges simples qui nourrissaient les liens et autorisaient la transmission des valeurs. L’ogre technologique a fini par dévorer le reste de leur espace psychique. » Éliette parle ici de ses enfants.
Je pense que les lecteurs paresseux penseront que l’auteur est d’un autre temps, qu’elle est restée bloquée dans le siècle dernier, qu’elle ne comprend pas ce que peut la technologie pour les hommes d’aujourd’hui et pourra demain, alors même qu’Éliette Abecassis énumère un grand nombre d’avantages que nous apporte pourtant le progrès, mais néanmoins c’est ainsi, le progressisme et le transhumanisme croit tout pouvoir et ne semble pas trop se servir de son esprit critique.
Sûrement ce qu’il nous faudra voir, c’est combien cette époque éloigne les hommes les uns des autres, coupe les relations et les échanges directs pour les médiatiser, les détourner et peut-être les étouffer à terme. Là où nous avions crû que l’arrivée d’Internet allait être le début de quelque chose, le début d’une grande révolution mondiale, ce fut tout le contraire, et, lorsqu’on fera l’histoire des idées de cette époque il faudra sûrement expliquer comment on a crû que la liberté était ce qui guidait le monde, et que cette liberté-là était possible grâce aux nouvelles technologies, alors même que ce fut tout le contraire, tant on a vu le feu sacré, la foi et le sens de la vie remis fondamentalement en question.
Il ne faudrait tout de même pas croire que tout L’Envie d’y croire tourne autour des nouvelles technologies, puisqu’au fil de la plume, elle aborde presque l’ensemble de notre vie actuelle, pris entre la famille recomposée, la laïcité, les mariages inter-religieux, et surtout « cette distorsion des valeurs qui nivelle tout, qui met sur le même plan hommes, animaux et plantes », ce fameux nivellement démocratique moderne, qui ne supporte plus qu’une tête puisse dépasser les autres, qui ne cesse de véhiculer des valeurs comme la tolérance, la différence, l’inclusif, et qui ne supporte pas la controverse, qui impose son idéologie par la force ou la loi, cherchant à écraser tout autre idéologie contraire, au point que la caractéristique de notre époque moderne est une irrésistible perte de sens.
Le but de ce livre, qui est un coup de projecteur, minutieux par moments et rapide à d’autres, s’exprime dans quelques mots à la fin de l’ouvrage : « combattre l’hypermodernité sans lui opposer un rejet conservateur, passéiste et inepte. »
Aujourd’hui, nous agissons beaucoup trop, il est peut-être temps de réfléchir… Éliette Abécassis nous y invite, au moins un instant…
Marc Alpozzo
Éliette Abécassis, L’Envie d’y croire, journal d’une époque sans foi, Albin Michel, mars 2019, 18 eur