Le miroir du mouvement des Gilets jaunes
Existe-t-il encore une liberté de penser ? Plongé dans une ère de soupçon qui emporte tout, les éditions Gallimard refusent l’attitude possible de la désillusion et du renoncement pour nourrir les réflexions grâce à la nouvelle collection « Tracts » dans laquelle des hommes et des femmes de lettres entrent dans le débat avec la distance et la singularité qui les caractérisent. C’est le cas de Jojo le gilet jaune, cinquième de la collection, signé de l’académicienne Danièle Sallenave.
Quarante-deux pages sublimes paraissent ces jours-ci chez Gallimard. Pourquoi ? Parce que l’auteur, Danièle Sallenave de l’Académie française, prend part au débat lancé par les Gilets jaunes le 17 novembre 2018, sans être elle-même Gilet jaune, sans parti pris, sans démagogie. C’est très probablement à ce jour, le seul livre qu’il m’a été donné de lire, qui soit si puissant et si éclairant, parce que ce n’est ni un livre de propagande ni un livre idéologique mais un texte assez court qui recherche avant tout à engager le questionnement et la réflexion, sans jamais ni répéter ce qui a déjà été dit ni reprendre les propos convenus dans les médias ou dans les rangs politiques. Et, ce texte trouve sa force dans une analyse pertinente et référencée de ce mouvement, qui doit être pensé dans sa singularité même et son aspect purement inédit.
Mépris de classe
D’abord le titre : Jojo, le Gilet jaune. Nous pourrions ne pas aller plus loin. Dans ce titre tout est dit. Tout est dit de l’arrogance, du mépris, du soupçon qui a plané durant des mois sur ce mouvement qui ne venait pas d’en haut mais directement de la base, « ces gens que l’on entend jamais » accusés de populisme, de sectarisme, considérés comme des paresseux, des abstentionnistes, des irresponsables, insultés, honnis, formant un « mouvement de « beaufs », des « gugusses mal habillés », de fans de Johnny désoeuvrés ».
Ce qu’il en ressort donc de toutes les attaques en règle menées par les médias aux ordres, par les contempteurs des Gilets jaunes et par les personnalités politiques, du cinéma, de la télévision et de la culture en générale c’est « un mépris de classe qui dans les années 1970, écrit à juste titre l’auteur, tournait en dérision les fautes de français de Georges Marchais ». Pourquoi ? Mais parce que « l’exemple vient d’en haut » naturellement !
La gauche portée disparue
Ce qui est tout aussi frappant dans le texte de Danièle Sallenave c’est de lire sous la plume de cet écrivain de gauche, pourtant entrée à l’Académie française habituellement réputée pour être à droite, la disparition soudaine de cette gauche bien-pensante souvent, proche des minorités, proche des travailleurs, des déclassés, des sans-grade, des pauvres, des exclus, des invisibles, cette gauche portée curieusement disparue lorsque ces mêmes personnes, alors qu’elle fut toujours à leur chevet lorsqu’on ne les voyait pas dans l’espace sociale, prennent l’initiative personnelle de descendre dans la rue demander leur dû, en réclamant que l’on respecte leurs droits et qu’on les regarde enfin.
À gauche, justement, qui est ma famille, on semble parfois bien embarrassé, à l’exception d’une frange radicale, tendance France insoumise, pour qui les Gilets jaunes expriment la juste protestation d’un peuple oublié. Mais silence assourdissant du côté de la gauche installée, officielle, institutionnelle, du côté des intellectuels, des artistes, des enseignants, ce “peuple de gauche” qui avait fait la victoire de Mitterrand en 1981. »
Alors pourquoi ? Maintenant il faut comprendre !
Mouvement inédit issue des lumières
On pourrait lire ce mouvement social avec une grille de lecture ancienne, celle des siècles passés, mais alors notre lecture serait fautive, mal informée, erronée, coupable. Coupable de ne pas vouloir comprendre le siècle qui vient et ses nouveautés, le son inédit d’un grand chambardement sociétal. Cette lecture nouvelle, ce décryptage neuf est opéré par Danièle Sallenave. En effet, de ce mouvement qu’est-ce qu’en disent les commentateurs passéistes aux idées erronées ? On entend par-ci par-là que ce mouvement n’est pas cohérent, qu’il se contredit à longueur de temps, qu’il est infiltré, séditieux, raciste, homophobe, antirépublicain, que ses membres font de nombreuses fautes d’orthographe et ne savent pas penser. Bref, nous n’avons pas encore quitté les siècles précédents, lorsque Kant demandait au peuple d’oser savoir afin de penser par soi-même et ne plus avoir à s’en remettre aux tuteurs, comme s’il ne pouvait pas sortir de sa minorité. Et la plume de Danièle Sallenave de commenter à raison :
Mouvement brouillon, désordonné, lointain écho des brutales jacqueries d’Ancien Régime […] signe très négatif pour les donneurs de leçon de tous bords, les Gilets jaunes n’ont pas de chefs, ils n’en veulent pas, et quand il s’en dégage un, il est rapidement mis hors-jeu. […] Malgré tout, pour que le mouvement accède à une représentation politique, il faudrait des “alliés de classe, souvent issus des milieux de la bourgeoisie intellectuelle”. Mais justement où sont-ils ? »
Une émancipation nouvelle
Les Gilets jaunes seraient-ils le mouvement de trop ? Macron tempête, « on les voit beaucoup trop à la télé ces Jojo, Gilets jaunes ». Non mais qui sont ces gens ayant enfilé le gilet jaune de la détresse routière pour enfin être vus ? Sont-ils les « gens d’en bas », se demande l’auteur de ce tract. Ils sont en effet ces hommes et ces femmes que l’on cache dans l’ombre sociale, que l’on dissimule car il serait honteux de les voir, de les montrer. Ils sont les petites mains du système, toujours prêtes à travailler, à donner de leur temps et d’elles-mêmes pour que les élites se réjouissent, s’auto-congratulent, brillent socialement et peut-être aussi restent dans les livres d’histoire. « Qui a construit Thèbes aux sept portes ? / Dans les livres, on donne les noms des rois. / Les rois ont-ils trainé les blocs de pierre ? » écrit Brecht cité par Danièle Sallenave.
Elle a été sur les ronds-points (ce que n’ont quasiment pas fait les contempteurs des Gilets jaunes d’en bas, tous ces monsieur-tout-le-monde sûrs de leur fait, mais répétant en boucle les litanies dictées par les élites et relayées par leurs organes d’information), elle a été au contact. Elle en rapporte ces propos :
Dans notre groupe, il y a des ouvriers, des artisans, des fonctionnaires, des apprentis… Tout le monde travaille et personne ne s’en sort ! »
Cristallisé par la voiture, cette fronde est celle d’un mouvement d’émancipation dans lequel désormais les petites mains du travail rendu difficile et peu lucratif réclament justice et souhaitent plus de représentativité politique et sociale. L’auteur l’a d’ailleurs bien vu en dénonçant le recul de la culture, de l’école, la fin de l’ascenseur social. « Le « peuple » […] est tenu totalement à l’écart de la culture. » Comment, dans un tel contexte, parler encore de démocratie ? Comment compte-t-on la préserver cette démocratie ? Est-ce que le vote sera suffisant ? Qui vote et pour qui désormais ?
Justice pour tout le monde
Ce que Danièle Sallenave a surtout compris c’est que ce mouvement était comme une grande vague qui allait bientôt tout emporter et refonder l’espace social, ce qui fait bien évidement peur, aux élites de la classe politique et culturelle, mais aussi aux masses qui ont toujours appris à vivre dans une société pyramidale où l’autorité et la parole venaient d’en haut et inondaient le bas. Il faut une grille de lecture nouvelle pour comprendre ça, et il faut aussi une oreille nouvelle pour entendre que Jojo, le Gilet jaune n’est plus l’imbécile d’autrefois et que, souvent, il est mieux informé que les hommes d’« en haut » si je puis dire. Il faut comprendre aussi que l’ordre nouveau ne pourra plus être vertical, que les hommes devront prendre leur part aux affaires de la Cité, qu’ils veulent reprendre enfin la « parole confisquée » depuis des siècles, et que l’idéologie bourgeoise en est à ses dernières heures. Voilà sûrement la nouvelle révolution, au point de penser que le nouveau siècle a commencé le 17 novembre 2018.
La protestation des Gilets jaunes est radicale : les changements auxquels ils aspirent ne pourront être obtenus que par un profond renouvellement de la politique économique et sociale, ébranlant l’ordre des choses dans lequel nous sommes établis. Mais ils réclament aussi d’y prendre leur part, et de contrôler l’organisation. Or, on le voit bien : à droite, comme à gauche, leur parole est confisquée par les experts, par les professionnels de la parole publique, par ceux qui « savent », qui connaissant les rouages économiques et politiques du monde, qui prétendent ainsi avoir une vision plus juste de la société à venir. »
Ce que l’on retire ce texte, qui n’est ni un pamphlet ni un plaidoyer mais un regard critique sur un mouvement inédit et néanmoins logique pour peu qu’on ait le sens de l’histoire en marche, c’est que les gilets jaunes refusent désormais que l’on parle en leur nom, et, c’est ainsi que l’on peut dire que ces hommes-là sont arrivés à maturité. Ce serait presque hégélien comme phénomène, comme dans sa dialectique du maître et de l’esclave lorsque le second annonce au premier qu’il reprend sa liberté car il vient enfin, grâce au travail servile auquel il a été dévolu durant des siècles, de prendre conscience de lui-même.
Bien sûr,
Nul ne peut dire l’avenir d’un mouvement de cet ordre, son espérance de vie est sans doute limitée. D’autres cependant suivront et rien n’interdit de penser qu’ils puissent retrouver l’ancienne solidarité active des intellectuels organiques et des artistes, le soutien de leur expérience et de leurs savoirs. »
à suivre…
Marc Alpozzo
Danièle Sallenave, Jojo le gilet jaune, Gallimard, « tracts » n°5, avril 2019, 48 pages, 3,90 eur
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