L’appartement, roman versifié d’André Markowicz

On connaît André Markowicz, né en 1960 à Prague, pour sa monumentale traduction des œuvres romanesques complètes de Dostoïevski, parue chez Actes Sud, pour ses traductions de Tchékhov, de Shakespeare, seul ou en collaboration avec Françoise Morvan, ainsi que pour la publication d’un ouvrage de poésie chinoise de l’époque des Tang, publié sous le titre d’Ombres de Chine. On le connaît également pour ses chroniques sur Facebook, dont un certain nombre ont été, il y a quelques années, réunies en deux volumes chez Inculte sous le titre de Partages, avant de l’être ensuite aux éditions Mesures qu’il a créées avec Françoise Morvan. Petit à petit une œuvre, à deux puis à quatre mains, de toute évidence émerge et se complexifie, Françoise Morvan et lui étant de surcroît poètes. On n’oubliera pas, pour finir, que la cruelle et absurde guerre d’Ukraine l’a conduit à se faire le commentateur et le dénonciateur régulier des événements en cours, un peu comme Froissart, à l’époque de la Guerre de Cent ans avait composé de gigantesques Chroniques.

L’Appartement, publié en 2018, est un récit atypique dans la mesure où André Markowicz y adopte une forme versifiée, utilisant, pour ce faire, le décasyllabe non rimé. Il n’y a rien là d’étonnant pour peu qu’on soit familier de son œuvre : ses lectures, ses traductions, les poètes qu’il a côtoyés, l’on rendu extrêmement sensible aux questions de prosodie et de versification. Il y a toujours, dans ses écrits poétiques, quelque chose d’extrêmement tenu.

L’argument est simple : la grand-tante de l’auteur habitait, à Saint-Pétersbourg, un appartement que l’auteur a connu dans sa jeunesse. La chute de l’URSS, en 1991, a rendu possible l’achat de biens immobiliers, privatisés en quelque sorte, et l’auteur envisage d’acquérir et d’habiter un logement à Saint Pétersbourg, ne serait-ce que quelques mois par an. Il voit là pour lui l’occasion de reconquérir une part de sa vie « russe », la langue russe vivant au fond de lui (pensons aux traductions, Dostoïevski, déjà cité, mais aussi à Gogol, à Pouchkine) avec une force étonnante.

Il y a, bien évidemment, quelque chose de proustien dans ce récit de qui se présente comme :

possédant / un grand appartement dans cette ville / d’où ma famille était originaire, / et pas qu’originaire mais d’où chaque / instant d’éveil, bribe de vie, mémoire / des sens avait, quoi que j’en dise, pris / racine au tout début, et même avant, / comme si c’était là et nulle part / ailleurs que je pouvais m’imaginer une existence à l’intérieur du monde […]  (pp. 13-14).

On devine combien est fort l’attachement à des lieux hantés par le souvenir des impressions de l’enfance.

Nourri de sensations, de souvenirs, d’émotions, le récit va toutefois évoluer vers une forme de déprise progressive, vers un abandon — prise de conscience que la vie double dont avait rêvé le narrateur n’est en réalité pas, plus possible.

Et pourtant, ce lieu, c’est celui de la langue première, de ses rythmes, de sa musique, des livres aussi dont les titres hantent une mémoire nostalgique :

La traduction de Gilgamesh / par Goumiliov en mil neuf cent dix-neuf », les « éditions de l’Alkonost, / oui, La Vengeance d’Alexandre Blok » (pp. 28-29), mais aussi Tolstoï, que sa « grand-tante / aurait bien pu connaître, étant amie / d’un fils (oui !) de Tchertkovo , son secrétaire » (p. 29).

Et tout s’enchaîne : le succès de Platonov, traduit et mis en scène, les droits d’auteurs afférents, la fin de l’URSS, l’exil des citoyens juifs quittant la Russie, gagnant Israël — tout cela rend possible, finalement, l’achat d’un appartement :

Et j’avais l’intention de venir vivre / à Pétersbourg, disons trois mois par an, / parce que c’était ça, l’idée, y vivre, / vivre entre la Bretagne et la Russie, / et revenir au russe, ou y venir (p. 70).

Les désillusions ne tardent pas à apparaître. Celui qui avait servi de « prête-nom » pour l’achat du bien, un ami d’enfance — « nous sommes nés à six jours d’intervalle / bref, nous ne nous étions jamais quittés / à part que, moi, je vivais à Paris » — passablement oblomovisé au fil du temps, signe la première « trahison » en surfacturant les travaux qu’il s’est proposé de faire à prix d’ami : 

Il comptait tout, jusqu’au moindre kopeck / là, d’un coup, en regardant la feuille, / les listes de produits au stylo bleu / à lui fournir pour qu’il commence à vivre, / allez comprendre, j’ai senti des larmes / qui me venaient, c’était plus fort que moi, que ça, c’était la fin de notre enfance » (p. 79). Et encore : « je ne pouvais pas lui dire / qu’il avait simplement voulu que je / le paie pour s’établir, qu’il me prenait, / moi, pour sa vache à lait, un étranger / j’étais un étranger, ça, c’était sûr, / je voyais ça en regardant les chiffres  (p. 79).

Pendant ce temps, un nombre conséquent d’années, la vie suit son cours en France, en Bretagne : les travaux d’édition, les traductions, les publications, les conflits avec les nationalistes bretons, évoqués notamment dans Partages, la thèse de Françoise Morvan sur Armand Robin (publiée depuis par les Classiques Garnier), le traumatisme causé par le vol de l’ordinateur contenant de nombreux écrits d’André Markowicz, dont une bonne partie de la traduction de Crime et châtiment, perdue sans d’autre remède que de recommencer, tout cela, peu à peu, détache le narrateur de son rêve d’une existence menée entre ici et là-bas.

 L’Histoire participe à sa façon de ce désengagement, le narrateur évoquant :

La peur / qui se distille dans les interstices / par les images de la Tchétchénie, / les enfants de Beslan, avec ses popes / ses “nous, les Russes”, ses motos, ses barbes, / l’obsession des drapeaux, le tricolore / et l’aigle bicéphale, les parades / les rubans de Saint-Georges des taxis / et de n’importe quoi, en fait, le tsar / devenu saint martyr et cette morgue / et la virilité au torse glabre / du chef, et ses valets autour, les mêmes, / et les meurtres ciblés, et la torture / systématique, les accusations / absurdes, comme dans les années trente  (pp. 127-128).

Ainsi, peu à peu, les déceptions se renforçant l’une l’autre, la décision est prise de renoncer, en 2017.

L’Appartement mérite assurément d’être connu, d’être lu, et relu : il présente une biographie intellectuelle d’une grande richesse, et permet au lecteur d’appréhender le travail d’André Markowicz et de Françoise Morvan. Sa lecture fournit également l’occasion d’approcher un fragment d’histoire de la Russie, de la Révolution de 1917 à la période strictement contemporaine.

Didier Gambert

André Markowicz, L’Appartement, éditions Inculte, février 2018, 160 pages, 16,90 euros

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