Le Western, un genre philosophique. Entretien avec Gérard Mairet

Boojum vous a déjà parlé de l’excellent Politique du western, paru aux Presses universitaires de Vincennes. Nous avons eu envie d’en savoir plus auprès de son auteur, l’universitaire Gérard Mairet. 

 

« L’Homme des vallées perdues »

 

Vous venez de publier une remarquable étude sur le western. D’où vous vient cette passion pour le genre ?

Les westerns (surtout les bons…) m’enchantent depuis plus de quarante ans, c’est dire que s’il y a une raison à ma passion pour le genre, je l’ai oubliée. Dans son roman The Virginian, 1902 (1), Owen Wister explique qu’il décrit une époque « romantique », celle de la conquête de l’Ouest. J’étais peut-être romantique, alors. Pourtant, j’ai aujourd’hui encore, comme autrefois, le même plaisir à regarder un western. En cela je ne suis pas du tout original ; si le western a eu le succès mondial que l’on sait, cela vient du plaisir qu’il procure. Comme dit Hobbes, les humains cherchent à se procurer plaisir après plaisirs – alors ils vont au cinéma !

Quel était votre but principal en concevant cet ouvrage ?

Le western, en racontant la conquête de l’Ouest, en fait un récit agréable qui procure du plaisir. Or, derrière le plaisir, derrière le romantisme des grands espaces, il y a la dure réalité historique : appropriation de la terre, dépossession et génocide des Amérindiens. Le postulat fondamental – postulat philosophique plus ou moins conscient chez les réalisateurs – qui préside au récit westernien est l’opposition entre la Nature et la Loi. Un thème philosophique fondamental, qui structure la pensée européenne depuis 25 siècles. Or, le western raconte l’introduction de la loi dans l’Ouest sauvage. Il met la nature entre parenthèse pour ainsi dire pour y substituer la société : Law & Order. Et si l’on montre la nature dans les westerns, de John Ford à Kevin Costner, c’est pour montrer sa sauvagerie, au-delà du cliché esthétique : dans l’étendue sauvage, il y a l’Indien sauvage qui se cache : Geronimo ! L’Indien est pure nature. Vieille idée née en Europe au XVIe siècle. C’est en regardant Shane (L’Homme des vallées perdues, 1953) de George Stevens que j’ai compris cela il y a quelques décennies. Dans Shane, les Indiens sont déjà exterminés, le Blancs ont pris leur place et se disputent leur terre. Depuis lors j’ai toujours vu les westerns à travers ce filtre. J’ai donc écrit ce livre pour exprimer ce point de vue. Je m’empresse de dire que ce point de vue est loin d’épuiser le genre western, il y en a d’autres. Il se peut, d’ailleurs, que mon point de vue soit réducteur. Mon point de vue est politique.

Selon vous, le western est donc un genre totalement philosophique.

Oui, il y a de la philosophie dans le western parce que les thèmes de la loi, de la nature, de l’humanité, de la violence, du bien et du mal, etc., y sont toujours présents. Ces thèmes, tels qu’ils sont traités dans le western, sont imprégnés de philosophie européenne. On peut ne pas s’en rendre compte en regardant un film, parce qu’on est captivé par l’aventure qui se joue là sur l’écran, il reste que la morale, par exemple, est toujours présente dans les récits ; tout se passe comme si le western était une leçon de philosophie morale et politique offerte au grand nombre. C’est la fonction du western que d’être un vecteur d’éducation morale et politique pour les Américains : il leur apprend comment ils sont devenus américains, justement. De sorte que, au-delà des aventures, il y a une sorte de leçon d’éducation civique dans le western, comme on en avait chez nous sous la Troisième République ! 

 

Clint Eastwood dans « Impitoyable », 1992

 

Votre domaine d’étude est l’histoire de la démocratie en Occident. Faites-vous souvent référence au western avec vos étudiants ?

Mon domaine est plus exactement le système conceptuel de la pensée politique des Européens – et comment ils ont conquis la planète avec ces concepts, notamment le continent américain. Du coup la question de la démocratie s’est posée à moi, comme à beaucoup d’autres. Et elle est posée, en effet, dans les westerns. J’en ai donc beaucoup parlé avec mes étudiants, notamment dans mes cours sur la philosophie politique du genre western.

Le plus important, cependant, est de ne pas perdre de vue que l’extermination des Indiens n’est pas réellement montrée dans les westerns, et pour cause : on ne saurait donner à voir un génocide au cinéma. En ce sens, le western construit une fiction historique. Les Indiens y sont toujours déjà morts (inutile d’attendre la fin du film pour savoir qu’ils seront morts à la fin) et l’on fera la république et la démocratie sans eux.

A part l’exception de Clint Eastwood, votre étude est plutôt orientée vers les westerns classiques d’avant 1970. Pourquoi ce choix ?

En effet, c’est parce que le western est un genre « classique ». Il établit des formes, des normes, il apprend à lire l’histoire américaine selon des axes acceptables. Les westerns sont des sortes de manuels d’histoire morale des Etats-Unis. C’est en quoi il s’agit d’un genre classique. Ils traduisent en terres américaines des principes qui ont eu cours en terres d’Europe. La conquête est une affaire européenne, comme la guerre. Le droit international fondé par les Européens pour organiser leurs conquêtes (le jus gentium) est ce qui a servi aux Européens pour conquérir les étendues américaines et exterminer les Indiens. C’est très « classique ». Clint Eastwood est le dernier « classique ».

 

« Sept hommes à abattre »

 

Comment expliquez-vous que les jeunes d’aujourd’hui sont moins réceptifs au western alors que c’est un genre fondé sur l’action ?

C’est peut-être qu’ils pensent que c’est un genre « ringard » parce qu’ils pensent qu’ils sont « modernes » ! 

En matière de western, quel est votre cinéaste favori et pourquoi ?

Question très difficile ! Je n’aime pas John Ford à cause de l’idéologie qu’il distille. Mais je l’admire comme cinéaste ; il a fait plusieurs des chefs-d’œuvre du genre. On a eu de bonnes raisons de dire qu’il était le Maître du genre. Mais il n’est pas mon maître ! 

En fait, cela dépend du moment ! En ce moment je préfère Budd Boetticher ou André De Toth, plus subtils et moins idéologues, moins éblouis par une Amérique de légende qu’ils ne cherchent pas à construire – contrairement à Ford.

Question encore plus cornélienne : si vous ne deviez garder qu’un seul western, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?

Je pense que je garderais un Boetticher : peut-être Seven men from now (Sept hommes à abattre) ou un De Toth : Day of the Outlaw (La Chevauchée des bannis). Mais ne me demandez pas de choisir entre ces deux-là !

 

Propos recueillis par Claude Monnier

 

(1) Publié en France sous le titre L’Homme des vallées perdues par Phébus

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