Légende d’une vie, de Stefan Zweig

Comment peut-on être sans père ?

 

Y a-t-il un genre littéraire que Stefan Zweig n’ait pas abordé ? C’est une évidence, mais on a un peu tendance à oublier que ce polygraphe fut aussi auteur dramatique. Le texte de la pièce Légende d’une vie, actuellement présentée à Paris, permet peut-être de mieux comprendre les raisons de cette omission.   

 

La pièce Légende d’une vie, qui se joue jusqu’en décembre au Théâtre Montparnasse, n’a pas suscité dans la presse un enthousiasme aussi unanime que certaines publicités voudraient nous le faire croire, mais il est à noter que, violentes ou non, les réserves que certains ont pu émettre ne touchent pas tant à la mise en scène ou à l’interprétation qu’au texte même de Stefan Zweig. Le mot mélodrame revient régulièrement, avec la connotation assassine qu’on lui associe le plus souvent.

Eh bien, lisons-le donc, ce texte, puisqu’il est facilement accessible (il a été réédité il n’y a pas si longtemps dans Le Livre de Poche). La « petite musique » de Zweig, pour reprendre l’expression bienveillante employée par une journaliste, est incontestablement là et c’est sans doute cette petite musique que les spectateurs ont du plaisir à retrouver, mais il n’est pas sûr qu’elle ait idéalement sa place sur une scène de théâtre, dans la mesure où les personnages ne cessent d’extérioriser ici des tourments et des secrets qui, au moins jusqu’à leur révélation officielle, devraient demeurer intérieurs.

 

© Théâtre Montparnasse

 

Or donc, tout commence par les protestations d’un fils qui en veut beaucoup à sa mère, laquelle, on l’a déjà deviné, ne lui veut pourtant que du bien. Le garçon est, ou voudrait être, poète. Sa mère, pour le faire connaître, organise un récital : elle a engagé, pour dire ses poèmes, l’un des meilleurs comédiens de la ville — non, ce n’est pas Fabrice Luchini, puisque l’action se situe à Vienne il y a un siècle, mais c’est tout comme… — et elle a convoqué toute la bonne société et le gratin des journalistes. Tout le monde a répondu à l’appel. Seulement, le jeune homme voit dans ce succès plus une humiliation qu’autre chose : il sent bien, il sait bien que l’on ne se bouscule pour entendre ses poèmes que parce qu’il est le fils de son père défunt, qui, lui, était un grand poète, reconnu comme tel pour les siècles des siècles.

Situation a priori inextricable, car on voit mal comment Œdipe pourrait tuer son père quand son père est déjà mort, mais un élément qui remet tout en question survient en la personne d’une étrangère dont on comprend peu à peu qu’elle a été jadis la maîtresse du père avant qu’il ne la quitte pour épouser celle qui est aujourd’hui sa veuve. Et l’on soupçonne qu’elle détient certaines informations sur le passé d’icelui qui pourraient déboulonner sa statue/son statut de Commandeur.

 

© Théâtre Montparnasse

 

On aura reconnu là le schéma classique du western, avec l’arrivée d’un man (ici, d’une woman) with no name, révélant peu à peu tout le désordre qui se dissimulait sous le calme apparent d’une gentille petite ville. Mais la différence, c’est qu’au cinéma, de manière générale, les cowboys ne parlent guère (Trintignant a même pu, dans Le Grand Silence, incarner un héros muet…), alors qu’ici, nous sommes au théâtre, avec des personnages qui ne cessent de dire viva voce ce qu’ils ont dans la tête. Dans les pièces classiques, la convention consistait à les présenter tout seuls sur la scène et à leur faire débiter un monologue. Zweig, refusant visiblement cette convention, leur fait raconter leurs tourments à un autre personnage, ce qui, sans véritablement nuire à la construction de l’intrigue, affadit considérablement sa progression. Très tôt, le héros expose à sa sœur par le menu la confusion des sentiments qui sont les siens. L’explosion qui va suivre est dans la logique des choses. Beaucoup trop. Elle ne nous surprendra guère. Autrement dit, ce qui fait merveille dans les romans et les nouvelles de Zweig ‒ toutes ces voix intérieures relayées au discours indirect par le truchement du narrateur prennent une tonalité quelque peu appliquée quand elles nous sont offertes live.

 

© Théâtre Montparnasse

 

On nous pardonnera de dévoiler ici le dénouement de la pièce : c’est dans ce dénouement, qui ressemble d’ailleurs plutôt à un épilogue, qu’il convient très probablement de chercher son véritable sens. Si le fils met un terme à sa crise d’adolescence en claquant définitivement la porte du domicile familial, l’étrangère, contrairement à Clint Eastwood ou à Gary Cooper, ne repart pas vers son destin, mais reste vivre avec la veuve esseulée. Les deux femmes iront se recueillir, main dans la main, sur la tombe du défunt. On pourra sourire en retrouvant dans ce fantasme de bigamie post mortem un thème qu’on rencontre ailleurs chez Zweig (dans Le Voyage dans le passé, par exemple), et que la réalisatrice Maria Schrader avait signalé dans son biopic Stefan Zweig ‒ Adieu l’Europe en faisant se rencontrer à New York l’ancienne et la nouvelle épouse de l’écrivain (« Bonjour, Madame Zweig. ‒ Bonjour, Madame Zweig ! »), et, comme le décor est viennois, on pourra prendre rendez-vous avec Sigmund Freud pour une ou deux séances supplémentaires de psychanalyse.

Mais il n’est pas interdit, étant donné la date — 1917, rappelons-le —, de voir là une métaphore du pacifisme de Zweig, l’idée que deux ennemis pourraient un jour se réconcilier après la bataille. Espoir déçu, bien sûr, qui laissa place chez lui au désespoir, mais l’image de ces deux femmes se recueillant sur la tombe du défunt peut être vue comme une première version de la fameuse photo de Mitterrand et Helmut Kohl se tenant par la main dans un cimetière de Verdun il y a un tiers de siècle. C’est le poète latin Horace qui, sauf erreur, a écrit que deux pigeons qui se battent restent accrochés l’un à l’autre par le bec.

 

FAL

 

Stefan Zweig, Légende d’une vie.

Pièce en trois actes traduite de l’allemand par Barbara Fontaine. Le Livre de Poche, n° 33198, janvier 2015, 5,90 euros

 

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