La citoyenneté à l’épreuve, la démocratie et les juifs

Sociologue et historienne du politique

Sociologue, Dominique Schnapper a été membre du conseil constitutionnel et est connue comme l’auteur de Qu’est-ce que la citoyenneté (Gallimard, 2003), coécrit par Christian Bachelier, de L’Esprit démocratique des lois (Gallimard, 2013) et plus récemment de De la démocratie en France : République, nation, laïcité, (Odile Jacob, 2017). Ici, elle se propose de revenir plus particulièrement sur la construction de la nation moderne, démocratique et sur la façon dont elle a su intégrer les juifs, minoritaires historiques en Europe. Le moins que l’on puisse en dire est qu’elle ne se fit pas sans mal.

 

La Révolution, comme point de départ

Minoritaires, persécutés, les juifs d’Europe en général et de France en particulier bénéficiaient cependant d’être reconnus comme communauté, avec ses lois propres. La Révolution française a en effet accordé pour la première fois depuis l’Empire romain une citoyenneté pleine et entière aux juifs, tout en supprimant leur statut d’ancien régime, non sans d’ailleurs susciter des résistances dans certains segments de la population et chez certains juifs traditionnalistes. Avec les guerres de la Révolution et de l’Empire, les armées françaises brisent les murs des ghettos (sauf en Pologne, pour se gagner des populations déjà très antijuives) et « émancipent » les communautés. Le changement en Europe de l’Ouest et en Allemagne est radical :

 

Ils pouvaient désormais être propriétaires et disposer librement de leur propriété, payer les mêmes impôts que les autres et être respectés avec la même considération que leurs voisins. »

 

Une promesse inachevée, voire trahie ?

Pour les juifs, désormais appelés des « israélites », la logique de l’émancipation les pousse à adhérer aux valeurs républicaines, bien établies après 1870 en France. En Angleterre, en Allemagne, aux Pays bas et aux Etats-Unis, les barrières tombent aussi progressivement. En Allemagne, les « israélites » deviennent passionnément allemands (songeons à Heinrich Heine) et investissent les milieux culturels… Parce que la politique et l’armée leur sont longtemps interdits par la loi, puis par les habitudes et un homme comme Walter Rathenau sera assassiné en 1922, bien que conservateur parce que juif. Ce qu’on a appelé l’antisémitisme, nourri en partie par l’antijudaïsme chrétien, rejette cette intégration. Il existe de plus un « mur invisible » (titre français d’un bon film d’Elia Kazan) qui peut devenir très visible en cas de troubles : ainsi en Algérie française où les colons élisent Drumont comme député « antisémite » ainsi que Max Régis comme maire d’Alger.

Les Etats-Unis aussi, rappelle Dominique Schnapper, furent touchés. La promesse de l’émancipation démocratique paraît ainsi pour les juifs précaire, fragile, toujours susceptible d’être remise en cause. Ainsi en Hongrie, fragile « état successeur » de l’ancien empire habsbourgeois pourtant favorable aux minorités juives, durant les années vingt :

 

La loi de septembre 1920 établit des quotas pour l’entrée à l’université. Bien qu’elle ne mentionnât pas spécifiquement les juifs, elle aboutit à la sous-scolarisation de ces derniers, qui furent contraints à la conversion ou à l’exil, et à la surscolarisation des chrétiens. »

 

Et on apprend dans ce livre que la très libérale Grande-Bretagne connut aussi pendant les années vingt des dispositions antijuives, en matière de locations immobilières… .

 

Après la Shoah

Le cataclysme de la seconde guerre mondiale a changé de toute façon la donne. La géographie du peuplement juif se transporte aux Etats-Unis et en Israël. Aux Etats-Unis, la barrière du « 5 p.m. » (après cinq heures du soir, les juifs sont entre eux et n’ont plus de contact avec les goyim) s’est estompée progressivement. En Europe, l’antisémitisme s’est progressivement amenuisé, jusqu’à l’arrivée d’une immigration musulmane qui a ravivé des thématiques anciennes…

De ce livre, on apprend que la démocratie sait protéger les individus, sans pour autant avoir su accorder à une époque des protections suffisantes aux minorités, surtout lorsque cette démocratie est renversée… Fragile, la démocratie constitue pourtant le cadre conceptuel le plus efficace et le plus égalitaire pour des humains appartenant à des groupes minoritaires dont les juifs, à l’instar de Léon Blum ou de Benjamin Disraeli, ont été les meilleurs des représentants.

Voici un excellent ouvrage de synthèse sur une question inépuisable.

 

Sylvain Bonnet

Dominique Schnapper, La Citoyenneté à l’épreuve : la démocratie et les juifs, Gallimard, « L’Esprit de la cité », septembre 2018, 400 pages, 22,50 euros

 

Illustration : Peinture d’une famille juive par Max Slevogt (1868-1932) au musée d’histoire juive allemande de Berlin (Jüdisches Museum)

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