« Hôtel Waldheim », quand François Vallejo se joue de la mémoire

« — Le rien tout petit déclenche encore la grande catastrophe, c’est bien connu. »

 

Jeff Valdera vit tranquillement dans le Sud de la France. Quand il reçoit une carte postale qui l’interpelle, dans un français improbable, sur ce dont il aurait dû être le témoin privilégié durant ses vacances, quand il avait seize ans, sa vie bascule. Comme dans une quête onirique, le narrateur plonge avec son personnage et son lecteur dans un monde où rien ne semble avoir été ce qu’il a d’abord semblé. Jeu spéculaire ô combien maîtrisé par un François Vallejo au sommet de son art, Hôtel Waldheim emporte le lecteur dans une introspection délicieusement retorse !

 

l’anamnèse

Dans un exercice très étrange d’anamnèse, poussé par une rencontre surgie d’un passé qu’il ne connaissait pas lui-même pour certain, Jeff Valdera, le narrateur, replonge donc dans un voyage avec sa tante, à l’hôtel  Waldheim (littéralement la maison de la forêt) sur les hauteur de Davos, canton ès Grisons, en Suisse. Il a seize ans, il passe le temps comme il peut dans cette villégiature pour bourgeois âgés. Août 1976, à part l’émotion d’avoir vu une touriste se dévêtir dans sa cabine couchette, rien ne l’a vraiment ému. Sa tante l’y conduit tous les ans, le faisant passer pour son fils, dans l’attente de pouvoir séduire Her Meili, le patron de l’hôtel, homme érudit et avenant, dont elle rêve secrètement de combler la solitude de la sienne propre. Rien de plus à dire, aucun vrai souvenir sinon son ennui, ses promenades en montagne, ses longues parties d’échecs ou de go avec deux touristes, et les défauts propres à son âge, un peu de légèreté et de fatuité quand le directeur de l’établissement ainsi qu’une vieille résidente font mine de s’intéresser à lui.

 

Ce n’est pas facile de parler de soi et encore moins des autres. On a le plus grand mal à les comprendre sur l’instant, et à se comprendre donc, encore plus dur, alors des décennies plus tard, il faut descendre bien trop profond. Vous ne vous rendez-pas compte de tout ce que vous me faites ressortir depuis quelques minutes, je l’ignorais complètement ou je ne savais pas que je le savais. Vous n’imaginez pas les efforts que vous me demandez. »

 

Alors pourquoi lui reprocher de n’avoir pas été attentif à une manière de jeu qui se mettait en place devant ses yeux ? Pourquoi lui reprocher de n’avoir pas compris ce qui le dépassait et combien l’hôtel était à ce moment précis le centre d’un enjeu central dans l’histoire de la Guerre Froide ? Et comment aurait-il pu savoir que telle personne était d’un côté, telle de l’autre, qu’elles s’affrontaient sur ce terrain neutre qu’étaient l’hôtel et, neutre virginal, le jeune Jeff Valdera ? Bien sûr, celle qui le titille parce qu’elle a un passé à reconstituer et qu’elle pense qu’il est la seule clé possible pour y accéder, est d’abord adverse puis partenaire, dans un chemin commun à parcourir pour retrouver les montagnes enneigées de ses jeunes années.

 

[…] ce qu’elle appelle mon éternelle légèreté. […] ce que je raconte n’est jamais ce que je crois, ce que j’accepte de montrer révèle de mieux en mieux ce que je cherche à cacher. »

 

François Vallejo aime la littérature et joue avec, par les références directes (un personnage ne peut considérer son prochain qu’en fonction de sa proximité avec l’œuvre de Thomas Mann) et les circonvolutions mémorielles et le discours lui-même sont un hommage à cette littérature fantaisiste et sérieuse à la fois dont le mètre-étalon pourrait être Jacques le Fataliste de Diderot. Mais incontestablement, aussi, parce qu’il est nourri de littérature et d’histoire, de cette double pesanteur-légèreté propre à Kundera, il fait aussi penser au Grand Elyseum Hotel de Timothy Findley, avec le même type de lieu, le même exercice de mémoire, la même noirceur sourde qui apparaît (la Stasi pour Vallejo, les Nazis pour Findley), et cette même élégance d’écriture. 

 

Réflexion sur la légèreté et l’infini des choses qui se passent devant nous, voire par nous, et dont nous n’avons pas la moindre conscience, le personnage de Hôtel Waldheim est comme un pion sur un échiquier (ou un jeu de go…) que les joueurs vont manipuler, se renvoyer, deux lutteurs immobiles qui marquent le terrain en sacrifiant les pièces non essentielles. Le thème est une métaphore filée sur tout le roman. La lucidité viendra-t-elle longtemps plus tard, mue par cet aiguillon improbable qu’est cette épistolière saugrenue ou la légèreté demeurera-t-elle le mode de vie d’un personnage qui, peut-être, a passé sa vie à fuir le moment de se ressouvenir…

 

Hôtel Waldheim est un grand roman, envoûtant, puissant, merveilleusement écrit, qui conduit le lecteur de surprise en surprise, de vaines hypothèses en soudains éblouissements.

 

Loïc Di Stefano

François Vallejo, Hôtel Waldheim, Viviane Hamy, août 2018, 298 pages, 19 euros.

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