Les mirages du Figaro

Clean Up Your Own Backyard (Elvis Presley)

Trois pleines pages — sans compter l’éditorial — dans Le Figaro du 3 août pour dénoncer la pénétration sans cesse croissante du globish dans la langue française. Le sujet n’est pas très original, mais ce branle-bas de combat est là pour célébrer les vingt-cinq ans de la loi Toubon (1), et pour affirmer, via la bouche d’un éminent linguiste convoqué pour la circonstance, que cette loi n’est pas obsolète.

Elle n’est pas obsolète, à ceci près que le simple fait de dire qu’elle n’est pas obsolète prouve qu’elle l’est. Si, en effet, l’adjectif obsolète est apparu dans la langue française il y a à peu près deux siècles et dérive à l’origine du latin, il ne s’est imposé dans la langue courante que depuis quelques décennies, sous l’influence de… l’anglais. Jusque-là, il n’avait sa place que dans le lexique des grammairiens et des naturalistes. Autrement dit, c’est un mot qui a suivi à peu près le même chemin que fleureter (= conter fleurette), devenu flirter après anglicisation outre-Manche. On pourra ajouter, si l’on a mauvais esprit, que cet obsolète, si latin qu’il soit au départ, n’est pas loin de constituer une aberration dans la langue française, puisqu’il a un masculin et un féminin identiques. La logique eût voulu un couple obsolet/obsolète, sur le modèle désuet/désuète ou complet/complète, mais la langue a ses raisons que la raison ne connaît pas.

Et donc, nous sommes là, encore une fois, devant le cas d’une cause honorable sans doute, d’une bonne cause défendue par de mauvais avocats. Et ces avocats sont malheureusement nombreux puisque, quelques pages plus loin, dans le même numéro du Figaro, on peut lire, à propos d’un documentaire sur Robert Redford, un article où l’on commence par se gausser du français très approximatif de la narration qui accompagne les images, mais où l’on ne craint pas d’asséner quelques paragraphes plus loin la phrase suivante : « Star, réalisateur, producteur, fondateur du Sundance Institute, dans sa maison de l’Utah, où il défend aussi bien le cinéma indépendant que le respect de la nature, pour lui l’action est la sœur du rêve. » Résumons : Redford n’est pas seulement comédien, il est aussi écologiste. Il conviendrait donc de dire, non pas « il défend aussi bien le cinéma indépendant que le respect de la nature », mais « il défend aussi bien le respect de la nature que le cinéma indépendant ». La vérité oblige à dire que cette inversion de la comparaison est une faute de plus en plus répandue en français, mais on aimerait ne point la trouver dans un journal qui prétend défendre et illustrer la pureté linguistiquement ethnique de la langue française.

C’est cependant un jeu grammatical du supplément estival du FigMag des 26-27 juillet qui décroche le pompon. L’an dernier, à pareille époque, on avait pu voir cohabiter dans ce cahier d’été des pages émaillées de grosses fautes de français et des questionnaires grammaticaux, mais un pas décisif est franchi aujourd’hui, puisque c’est le questionnaire lui-même — pardon, le quiz — qui se permet des égarements invraisemblables. Le jeu, en l’occurrence, est simple et classique. Il porte essentiellement sur les formes des conjugaisons. Lecteur, tu dois donc cocher la bonne réponse.

Question 10. Faut-il que vous perdîtes complètement votre sang-froid pour que vous (fuir, imparfait du subjonctif) l’incendie sans même appeler les pompiers !

a. fuissiez

b. fuirassiez

Loué soit le correcteur automatique syntaxique de Word, qui souligne d’emblée de deux traits bleus, sans que nous lui ayons rien demandé, le perdîtes de cette phrase. Puisque l’on parle ici de pompier, nous ne craindrons pas de dire que son auteur n’est qu’un pompier-pyromane : on relève en effet des horreurs dans la partie prétendument saine de la question. « Faut-il que vous perdîtes ? » Faut-il qu’il a oublié toutes ses règles de grammaire pour mettre un indicatif — perdîtes est un indicatif passé simple — après faut-il ! Faut-il qu’il est étourdi !

La question devrait donc commencer par « Faut-il que vous ayez perdu votre sang-froid… »

Mais ce n’est pas tout. Si tout le monde, en tout cas on l’espère, a éliminé d’emblée la réponse b, il n’est pas pour autant sûr que la réponse a soit la bonne. La phrase qui nous occupe arrivant « après la bataille », pour que exprime ici une conséquence bien plus qu’un but, et c’est un subjonctif passé, bien plutôt qu’un subjonctif imparfait, qui s’imposerait : « Faut-il que vous ayez perdu votre sang- froid pour que vous ayez fui l’incendie sans même appeler les pompiers ! »

Faut-il que Le Figaro et que la presse française en général soient en difficulté pour ne plus avoir les moyens de s’offrir des correcteurs ! Car, comme ne disent pas les Anglais, you should sweep in front of your own door first.

FAL

(1) La loi Toubon, dite plaisamment loi Allgood, entendait limiter l’utilisation de l’anglais (ou du franglais) en français, et en particulier dans les messages publicitaires. D’où, sur les affiches, les traductions signalées par un astérisque. Elles ne sont toutefois pas conformes à la loi, puisque la version française devrait être imprimée en caractères de la même taille que l’original, ce qui est très rarement le cas. Les curieux et les légistes consulteront le texte de cette loi.

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