Le « Sartre » d’Annie Cohen-Solal, ou une conscience philosophique de son temps

Publié pour la première fois en 1985, puis une deuxième fois en 1999, augmenté d’une postface, et désormais d’une préface datant de février 2019, la biographie monumentale d’Annie Cohen-Solal, continuant de nous impressionner aujourd’hui, et qui demeure une biographie incontournable. Trentre-trois ans plus tard « le » Sartre est toujours aussi invraisemblable et remarquable à propos de l’odyssée philosophique d’une sorte d’Etna de la philosophie, d’un volcan littéraire, d’un personnage prédominant et chef de file d’une génération.

On doit interroger cette histoire, revenir à ce « grand » écrivain, dont l’importance et le charisme seront sûrement plus retentissants que ne sera son œuvre en elle-même, formidable à certains endroits et sûrement faible à d’autres. Impossible d’écrire à propos de Sartre sans prendre parti. On peut être militant actif, et défendre les combats du philosophe pour le peuple, avec une forme de dévotion sans bornes, mais l’on sait bien que sa révolution fut plus littéraire et médiatique que réelle. On peut se souvenir du Sartre des causes importantes, de ses Mots, dont la forme classique, traditionnelle, prise sous un certain angle, se marie au récit étonnant d’un Sartre, déjà « intouchable » et « sulfureux ambassadeur » à la fois, et dont le travail d’orfèvre ne peut qu’éblouir.

Sartre n’est pas Heidegger

Dans sa postface, datant de 1999, Annie Cohen-Solal, méticuleuse biographe, écrivait la chose suivante :

Dès le départ, Sartre se dérobait plus que nul autre à l’entreprise biographique. Son œuvre — foisonnante, protéiforme, inachevée, ouverte — semblait vouloir échapper à toute tentative d’approche globale, et avait suscité une littérature secondaire considérable, savante ou anecdotique mais le plus souvent sectorielle. »

Ce qui, curieusement, se passe à la mort de Jean-Paul Sartre en avril 1980, c’est le contraste entre sa longue et nécessaire traversée du désert, que je ne crois pas finie aujourd’hui au moment où j’écris ces lignes en juillet 2019, et le phénomène qu’il devient à l’étranger, où il est reconnu comme une référence obligée et incontournable. Alors qu’en France, Sartre a longtemps été un philosophe en danger de mode, au-delà de nos frontières il est plutôt considéré comme un phénoménologue à part entière, dont la philosophie est sérieuse et demande à ce qu’on s’applique à l’étudier. Ce phénomène d’ostracisme est sûrement dû à ses erreurs politiques, aux critiques provenant surtout de Raymond Aron, qui ont grandement contribué à entacher son image publique, et dont Annie Cohen-Solal parle beaucoup dans ce livre. Mais aussi, je pense, à une philosophie qui n’atteint pas le niveau d’un Heidegger ou d’un Levinas, malgré ses qualités indéniables, son grand œuvre L’Être et le néant, dont j’entendais de la part de quelques mauvaises langues à la fac de philo, dire qu’il suffisait de remplacer « néant » par « temps » et on avait Heidegger, alors même que ces personnes n’avaient pas lu Sartre et n’y auraient de toute manière rien compris. On lui reproche à cet ouvrage, L’Être et le néant, de n’avoir pas la taille philosophique du grand œuvre de Heidegger, ou de Totalité et infini d’Emmanuel Levinas. Son grand œuvre, dont il parle ainsi, dans une lettre au Castor, alors qu’il est encore à l’état d’embryon : « Il y aura des passages emmerdants. Mais il commence à y en avoir un ou deux de croustillants, par contre : un sur les trous en général et un autre tout particulièrement sur l’anus et l’amour à l’italienne. Ceci compensera cela… » Cette œuvre qui avait « pris forme dans l’ennui et le froid de la drôle de guerre » commente Annie-Cohen Solal, était une parfaitement phénoménologique, c’est-à-dire s’intéressant aux phénomènes mêmes, dépouillés de tout autre qualité que leur être propre, et s’intéressant à des formes esthétiques émergentes perçues comme moins noble, comme le cinéma.

Sartre aura écrit son autobiographie, pleine de de trous, forcément subjective, exposant sa vérité de profil pour reprendre le bon mot de Rousseau à son propos, Simone de Beauvoir a longuement parlé de Sartre dans ses mémoires, et notamment dans la Cérémonie des adieux, mais là encore, en occultant certaines choses. Sartre, incapable de parler de son enfance, ni de son père. Le meurtre du père aura lieu deux fois, la seconde lorsqu’il en niera l’existence, disant qu’il n’avait qu’une mère. Ne pas oublier Les Mots, cette « ode à Anne-Marie, mais une ode pudique et parfois masquée. » Le grand-père Charles Schweitzer aura également compté. Et sa bibliothèque de « plus de mille livres », dont il « passa près de quatre ans à ranger tous ses livres, après le déménagement de Meudon à Paris ». Tous ces livres ont de quoi faire rêver, et même, les moyens de transformer Sartre, puisque « l’enfant lecteur dérapa vite, et devint du même coup un enfant écrivain ».

Mais qui est ce Jean-Paul ?

Une fois adulte, une seule adresse : le 45, rue d’Ulm. Après Henri IV, où il côtoya Paul Nizan, qui l’entrainera dans le monde littéraire, « leurs enfances, d’enfant-adulte, teintées de morbide, leurs précoces boulimies de lecture, leurs ambitions d’écrivain », entre les deux garçons la fraternité règne, « l’adolescent affabulateur », le « fils unique », le génie de la famille entre à Normale sup’, où il y fut « le redoutable instigateur de toutes les revues, de toutes les plaisanteries, de tous les chahuts ». Instigateur de la chute de Lanson, le directeur de l’École Normale, « l’édifice Nitre-Sarzan » se fissurant bientôt sans drame ; les « jeux philosophiques de haut-vol » avec Raymond Aron ; ses lectures « à toute allure de plus de trois cent ouvrages par an » ; puis c’est la « rencontre devenue presque mythique » avec Simone de Beauvoir, dit le Castor, s’engageant dans un idylle plus contractuel que passionnel, (« pacte » prosaïque : bail de deux ans, pacte de liberté et possibilité d’infidélités nombreuses, – surtout  de la part de Sartre !) formant « un « nous » qui confond(ait) les deux individus en un personnage siamois indiscernable ».

Coup de foudre pour Husserl, dont il découvre, enthousiaste, la phénoménologie. « Sartre découvrait, dans la phénoménologie de Husserl, une démarche intellectuelle dont chaque étape, chaque thème, chaque détour le reportait à la sienne propre ». S’en suivra le « pèlerinage essentiel » outre-Rhin, la Maison académique de Berlin où le jeune Sartre étudiera l’œuvre de père de la phénoménologie dans le texte, « affamé de Husserl ». On est en 1933, Hitler est le chancelier du IIIe Reich, et durant ce que Sartre appellera ses « vacances berlinoises », il ne prendra jamais conscience de ce qui est en train de se passer autour de lui, et de la gravité extrême de la situation politique de l’Allemagne. D’où vient cet aveuglement ? Annie Cohen-Solal a raison d’insister. Ce serait un défi d’essayer de comprendre comment ce fut possible. Sartre n’avait alors aucune conscience politique.

Gallimard refuse son premier roman Melancholia, au retour de Berlin. Difficile passe pour celui qui n’hésitait pas à dire que « celui qui n’est pas célèbre à vingt-huit ans doit renoncer pour toujours à la gloire ». Il ne sortira de l’ombre néanmoins qu’à trente-trois.

Les années 30, pour tant d’autres âge d’or de la littérature française, seraient son calvaire, son grand trou, sa traversée du désert, ses années de désespoir, de doute d’isolement. »

Sartre, romancier nouvelliste gagnant sa vie comme professeur de philosophie, fera dire à Gide, questionnant Paulhan : « Qui est ce nouveau Jean-Paul ? »

Les deux plus rands intellectuels de leur temps, Sartre et Aron, réunis en 1979 par André Glucksman afin de servir la cause des réfugiés « Boat People »

Le Sartre de la maturité

Existentialiste de Saint-Germain-des Près, après une « captivité altière », comme la nomme l’auteur, il vivra les heures heureuses de sa gloire et celle se son grand œuvre L’Être et le néant. En 1943, « on découvre en ces années-là, un Sartre souterrain que ses contemporains ne peuvent pas connaître, et qui fait médire certains de ceux qui lui reprochent son absentéisme » au lycée Condorcet, où il était toujours professeur de philosophie.

Après les fastes des années d’après-guerre, où il dominait le monde intellectuel, Sartre est considéré comme un has been jusqu’à mai 68. Sartre multipliera les publications, « entre Flaubert et les Maos », théâtre, essais, et journalisme surtout, cherchant de plus en plus à agir, à être dans l’action et non plus seulement un intellectuel.

Il exista et existera toujours finalement, dans ce Sartre des années après-guerre, jusqu’à sa mort, survenue le 15 avril 1980, un saisissant contraste d’ombre et de lumière. Il nous paraît explicite, alors que cette biographie ne cache rien des ambiguïtés que le penseur français laissa derrière lui, en nous quittant, comme s’il « avait délibérément oublié d’éteindre la lumière » avant de partir, que les nombreux zones obscures, la face cachée de cet homme aux mille destinées, ce penseur incandescent, sacré de son vivant puis crucifié jusqte avant sa mort, puis depuis déjà 40 ans, il est bien impossible de voir Sartre autrement que dans des contrastes aux interrogations sans nombre.

Au moment de referme ce livre épais, le lecteur ne peut que s’interroger sur l’envers troublant qui gêne dans la stature du héros des lettres et le philosophe phénoménologue, tant en ce qui touche à sa moralité qu’à son engagement, aux multiples faces du vieillard, sur le tard aveugle, dont on disait au lendemain de sa mort, qu’on préfèrerait toujours avoir tort avec lui que raison avec Aron.

Aujourd’hui, en 2019, on ne sait plus si l’on ne préfèrerait pas avoir raison avec Raymond Aron tout de même…

Marc Alpozzo

Annie Cohen-Solal, Sartre, 1905-1980, Gallimard, « folio », mars 2019, 992 pages, 14,20 eur

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