Les yeux de l’océan de Syaman Rapongan, à la découverte de l’âme de Taïwan
Avez-vous lu Rapongan ? La dernière pépite de L’Asiathèque, qui en manque si peu qu’il nous faut croire à l’exceptionnelle sinon à l’exceptionnelle fertilité de l’Asie – toujours cette grève générale déclarée non plus à Canton mais à présent à Taïwan- ? Du moins au rare talent des chasseurs-cueilleurs-éditeurs et de leurs équipes de dénicheurs, sourciers et traducteurs.
Cette fois-ci il ne s’agit ni de la géniale Fang-Fang, pythie et gardienne de la mémoire de la réforme agraire ou de l’admirable surdouée Yan Geling, la femme qui écrit comme dansent les esprits, Geling qui, du très vieux Serpent blanc, vient de renouveler la légende toujours vivace et vierge, ni de la très jeune Ren Xiaowen qui, du banal et sordide sujet d’une expropriation et de ses conséquences, a su faire le plus doux-amer et étrange des contes mais d’un auteur taïwanais, autochtone authentique, né il y a soixante ans en l’île des Orchidées chez les Taos. En l’honneur des siens, ce « sauvage » prétend faire pour son île natale ce que le génial John M. Synge, baladin du monde occidental, prétendit, fit et réussit en son temps pour le gaélique et les îles d’Aran.
Rapongan invite son lecteur à pénétrer dans l’intimité d’un peuple d’hommes libres qui toujours chérissent la mer, en l’espèce l’Océan, en lequel il nous convie à voir leur église, leur salle de classe, leur prêtre et leur confesseur. En un mot et trois syllabes, l’Océan est ce père dont tous suivent et les règles et la loi, selon le jour, l’heure et la saison. Dieu mobile et bibliothèque des légendes de la mer :
Je transporte mon corps dans le monde aquatique, et le texte en caractère chinois remonte à la surface. L’océan devient une vaste bibliothèque qui contient tous les classiques de ma littérature.
Désormais dans notre panthéon où, sans jamais s’arrêter, vont à pas certains et lents et Adalbert Stifter et son fils Peter Handke, pied ferme en grève, se tient Rapongan, le pêcheur de perles, le capteur de légendes, celui qui, aux plus insignifiants et aux moins connus des hommes, a offert une vita nova d’encre et de papier, faisant de leur lenteur et de leur prétendue arriération le plus utile des véhicules à qui sait l’imminence de la catastrophe écologique et la nécessité subséquente de promouvoir un nouvel humanisme sans haine ni frontière, adressant son terrible et lumineux ouvrage :
À tous les ancêtres de (son) peuple, ainsi qu’à tous (ses) descendants. En guise d’offrande, je leur présente ma carte du monde.
Chaque insulaire tao, se sachant yeux, oreilles, bras, ventre… de l’Océan comme dans la fable du vieux Scevola chaque citoyen romain, un membre nourricier de l’estomac de la cité, offre à ses lecteurs du bout du monde une leçon de dignité, de démocratie et de vie.
Pêcheur et ethnographe, Rapongan se sent et se vit comme yeux de l’Océan, invitant chacun, à la place où le sort l’a placé, à trouver son emploi dans la comédie ou la fable du temps. De ce terrible maître, Rapongan a tiré sa substance, sa force, son imaginaire, sa vision qui, après un long séjour, une nekuia en l’île-métropole de Taïwan, s’en revient dans son île, corps et cœur chargés de cicatrices, de cauchemars et d’expérience pour faire connaître au monde l’existence, les rites, les mœurs et la philosophie des siens, ces paisibles Taos et leur île tranquille, traversée çà et là par les tumultes des différentes occupations : japonaise, jésuite, chinoise, communiste, nationaliste…
Qu’a à dire à un Occidental, français de surcroît, le livre d’un fils de l’Océan, le roman initiatique d’un plongeur-pêcheur, ethnographe, folkloriste, écrivain, né il y a plus de soixante ans, surgeon de l’ethnie Tao, sur l’île des Orchidées ?
Qu’a à dire à un peuple féru de modes, affamé de changements, de cuisines raffinées, saturé de parfums industriels, de choses inutiles à sa survie, nuisibles à sa propre santé et à la survie de l’espèce, cet aborigène, ce « montagnard » d’une terre volcanique assagie, porteur d’étui pelvien, ce mangeur de poissons, né dans l’inconfort de l’âge de pierre ?
Rien de moins que, selon Shakespeare, Homère avait apporté au monde :
Le monde naît, Homère chante. C’est l’oiseau de cette aurore. Homère a la candeur sacrée du matin. Il ignore presque l’ombre. Le chaos, le ciel, la terre, Géo et Céto, Jupiter dieu des dieux, Agamemnon roi des rois, les peuples, troupeaux dès le commencement, les temples, les villes, les assauts, les moissons, l’Océan ; Diomède combattant, Ulysse errant ; les méandres d’une voile cherchant la patrie ; les cyclopes, les pygmées ; une carte de géographie avec une couronne de dieux sur l’Olympe, et çà et là des trous de fournaise laissant voir l’Érèbe, les prêtres, les vierges, les mères, les petits enfants effrayés des panaches, le chien qui se souvient, les grandes paroles qui tombent des barbes.
L’aurore est vieille déjà et les Taos sont un peu ce que furent et demeurent par instants nos Bretons, nos Vendéens ethnocidés, nos Basques et nos Corses, nos frères locuteurs de langue d’oïl : des exclus volontaires du Banquet… De pauvres hères dont la parole vaut moins que celles des auteurs du Répertoire. Pourtant, tant et tant à apprendre du bocage, du maquis et de la grotte, du silence comme des radotages des vieillards, des songes prémonitoires des vieilles, toutes ces choses étranges qu’apporte au Crabe-Tambour la figure de Chef incarnée avec génie par Jacques Dufilho, tant à savoir de l’étrange langue sans pareille et de l’île des Justes, ses bergers et ses héros sans oublier l’inouïe splendeur du grand poème du pauvre Mistral, tant souillé par la boue de l’AF et de son maître à ne pas penser…
Rapongan m’a découvert le sens profond de l’amour du pays natal : vivre en sorte de permettre aux morts de revenir chaque année à la date prescrite sans se sentir étrangers aux lieux où ils vécurent, aimèrent et souffrirent. Bien d’autres choses encore…
Il faut, spectateur et lecteur français de ces mille et un récits et films tous plus sordides et larmoyants les uns que les autres de la situation faite sous toutes les latitudes aux immigrés, lire le récit des trois années où Rapongan qui a refusé d’aller à l’Université d’État pour être libre demain d’enseigner ce qui est et non ce qu’exige la propagande, fait de sa vie de coolie, sa vie d’ouvrier, de manœuvre, de bûcheron, de sous-prolétaire es Corvées à Taïwan sans Cimade, Restos du cœur ou Armée du Salut, sans que personne n’ait pitié d’un adolescent, imprégné de l’innocence de (ses) tribus et que gênent les valeurs traditionnelles de (son) peuple.
Cette innocence éloignera de lui et la haine et la rancœur. Aussi ni le racisme ni le mépris ni l’injustice ni la douleur ni l’épuisement ne le changeront. Fils de l’océan, il saura, jour après jour, comme vague, se lover dans la totalité et attendre le ressac et de mouvements contraires en mouvements contraires, atteindre la grève, réussir l’examen d’entrée à l’Université, découvrir l’amour, le perdre sans gémir et enfin rentrer, le temps d’une brève étape, saluer les siens, annoncer la bonne nouvelle, avant de s’en aller à la découverte du monde le temps d’une circumnavigation pacifique et atlantique. Toutes ces années, l’esprit de la navigation en lui a lutté contre la certitude de l’irréalité de son rêve et seul a permis son triomphe : devenir
Le premier étudiant aborigène de l’île de Lanyu à être entré à l’Université par ses propres moyens, témoignant par là que (ses) aptitudes d’étudiant d’outre-mer n’étaient en réalité pas si médiocres.
Ensuite seulement, voyage terminé, notre Ulysse reviendra s’établir à Ithaque pour y combattre avec les armes de l’esprits, celle de la rhétorique, de la discussion et de la persuasion l’île-métropole Taïwan qui prétend faire de l’île des orchidées une poubelle à déchets nucléaire après y avoir longtemps parqué ses prisonniers. À la clef, des offres d’emploi à la solde du Parti, du Gouvernement et de l’Armée, une aubaine pour les nouveaux esclaves mais pour Rapongan simplement un désastre technologique créé par l’homme : le coût tragique de la colonisation.
Rapongan, non formé par le parti, n’enseignera pas. Insulaire, il parcourra les îles avant quinze ans plus tard, d’étudier l’anthropologie à l’université de Tsinghua, à Hsinchu dans la province de Taïwan et redeviendra un Inuit parmi les autres, un de ceux qui vivent sans téléphone portable et ignorent les actualités, vomies chaque seconde par internet.
Il rentrera prendre soin de ses vieux parents, apprendra l’art de la chasse sous-marine, se parera et honorera le titre d’écrivain de l’Océan qui, sous la dictée conjointe des ancêtres et des songes, conjuguée à l’observation patiente des choses, témoignera d’une expérience plurielle et singulière à l’instar de tout écrivain digne de ce nom. Du je au Nous…
Du culte du moi au chantre de la Grande guerre, nécessaire, voulue par le Kaiser et menée par la « Bochie » avec la violence qu’elle avait mis en Namibie à massacrer les Héréros et les Namas avant de s’illustrer sous les ordres d’un petit Caporal dont, à tort, les historiens firent un hapax. Juste le digne descendant de Lothar von Trotha et de Curt von François. Déjà Eugen Fischer – futur maître de Mengele – s’était livré en Namibie à des expérimentations in vivo et avait stérilisé femmes et métis par milliers…
L’incise est longue… mais le mythe de l’Allemagne goethéenne et kantienne devenue nazie par surprise aussi…
Chacun où le sort l’a placé : Rapongan, fils et yeux de l’Océan ; Barrès, enfant des Marches ; Roth, au déclin de l’Empire des Habsbourg, Faulkner …
N’est un écrivain véritable que celui qui, de son temps, porte témoignage et au chevet de ses prédécesseurs, se rend chaque aube au rapport. Tout le reste est nuée et poursuite de nuées…
Qu’a à dire à ce lecteur confirmé des grands auteurs, ce lecteur d’Homère et d’Eschyle, de Virgile et de Cicéron, lui qui goûte Ronsard, La Fontaine, Corneille… Sévigné, Chateaubriand, Stendhal… Tout ce qui se lit, s’étudie au lycée et à l’Université jusqu’à Beckett et Duras… Toutes plumes, lettres et êtres qui, des confins et des centres des cités et des dèmes, ont œuvré à faire de la langue française ce qu’elle est et demeure en dépit des assauts répétés de l’inculture rendue obligatoire par l’école pour Personne pernicieusement, subreptice, substituée à l’école pour Tous du bon vieux Jules Ferry ce merveilleux récit tenu par Rapongan le Fataliste, ce faux Candide, qui n’éprouve d’aversion qu’envers les Aborigènes domestiqués ?
Deux choses : la colonisation n’apporte pas le bonheur, pour la simple trop simple raison que toute incorporation à la “nation chinoise” de locuteurs d’une langue bercée par le rythme des vagues ne se peut.
Il y a pire comme coup d’archet d’une vocation littéraire et comme mise en branle d’une existence vécue comme un sport de combat ! Intraduisible, le génie de la langue océanique – celle que le cher Gary traquait, chantant l’éloge de « Frère Océan » sur la plage de Big Sur – à lui et lui seul donné à cet adolescent, soumis au travail forcé, à la faim et à la saleté, la force intérieure de résister, devenir ce qu’il est : un incomparable lettré.
Que la colonisation n’apporte pas le bonheur, Montherlant l’avait déjà hurlé par la voix du maître de Santiago :
Les colonies sont faites pour être perdues, elles naissent avec la croix de mort.
Mais que la langue natale constitue plus qu’un moyen d’expression du « moi moi », qu’en chacun de nous, des siècles et des milliers d’hommes continuent de vivre, cette leçon-là, nous l’avons bel et bien oubliée.
Tous autant que nous sommes par exemple, avons depuis longtemps cessé de voir dans le genre, par exemple celui du Soleil en allemand Die Sonne ou encore ce neutre étrange de Das Mädchen une certaine idée du monde : du soleil comme mère de l’humanité et de la fille non nubile, une simple chose.
Voilà qui pour un natif français ne va guère de soi et dessine l’exacte cartographie mentale qui, jusqu’à la fin du jour, guidera nos pensées, nos pas, créant nos actes, décidant de tout. Der Mond, la lune, chez nous, Circée reine de la nuit, chez nos voisins est un masculin, peut-être un agresseur qui dans l’ombre, éternellement nous guette ? De cela peut-on déduire l’ampleur et la nature des terreurs qui, par vagues successives, assaillent les peuples et les mettent en mouvement pour le pire ?
Enfin ce sont là quelques réflexions qui m’ont durablement saisie à la lecture d’un livre composé par un ancien enfant qui a grandi, le corps couvert d’un simple étui pelvien aux beaux jours et d’une pelisse aux temps froids… Un enfant qui deux jours durant tombé en catalepsie s’est cru certain d’avoir voyagé aux pays des Esprits et croit avoir rêvé à l’avance l’exact plan de son chemin de vie.
Rapongan nous rappelle comment chaque sensation possède dans chaque langue sa propre traduction, guidant chacune de nos perceptions, aussi comment chaque mot recèle à lui seul déjà un univers, une civilisation, éclairant la leçon des situationnistes qui prétendaient, sans en donner au lecteur la méthode, faire de chaque vie, de chaque jour et de chacun, un poète et de son existence celle d’un artiste : un locuteur exact et précis du monde où il lui est donné de dériver sans jamais se perdre tout à fait. Là est le point. Si le jeune homme Rapongan a supporté l’insupportable, franchi l’étape et cueilli le fruit au sommet du mât de cocagne en dépit de l’abjection, il ne le doit qu’à l’innocence qui a bercé son enfance et à sa certitude de n’être jamais par sa langue et sa vie même tout à fait séparé de l’Océan nourricier et protecteur. Ainsi marchaient les juifs, d’exils en exils et d’épreuves en épreuves, qui à présent, entrés de plein fouet dans la diaspora générale ont perdu armure et bouclier. Cessé d’être un fragment d’un tout connu et maîtrisé voilà qui crée et l’hubris des Modernes et Post et la souffrance généralisée d’un monde chaque jour plus inadéquat aux mortels.
Pour la première fois, lisant Rapongan, j’ai mesuré la violence du lien entre le multilinguisme imposé aux enfants du monde, les nantis comme les déshérités et la tragédie de l’homme moderne, flexible, corvéable et jetable. Combien était nocif l’enseignement du lointain à l’âge où les cerveaux et les corps balbutient dans la pénombre du sens et comme ces misérables n’apprendront jamais ni le propre ni l’étranger et comme ils seront déracinés non de leur maison natale mais du monde même, ouvrant béante la porte aux dérives transhumanistes.
Il n’est d’hommes que du village et de l’île, cette vérité minimale, n’est-elle pas ce que cherchent désespérément tous les idéologues fabricateurs quotidiens d’explications toutes plus vaseuses et inutiles de la tragédie de l’homme moderne ?
Ce livre est une véritable merveille, à lire, relire sans modération aussi à l’aune de notre propre histoire, notre récit ou roman national. Ferry, le réinventeur de l’école, fut aussi l’affameur de Paris en 1870 et le bras droit du terrible monsieur Thiers acharné à pourfendre le dernier Communard jusque « dans ses chiottes » ; Ferry-Tonkin enfin, le partisan de l’expansion coloniale, qui prétendait respecter les Autochtones en leur imposant la civilisation, comme il a imposé le français aux Corses, aux Basques et aux Bretons. Pas un hasard si lire Syaman Rapongan, fleuron de la Littérature postcoloniale, a beaucoup à dire aux enfants de Jules Ferry – tous des Samuel Patty en puissance et des Haschichins, ivres de laïcité conquérante, dans un pays forgé de toutes pièces par le christianisme.
Lisant Rapongan, je retrouve la même sainte colère qui toujours me saisis devant la honte du siècle de Louis XIV, bourreau du jansénisme et glorieux révocateur de l’Édit de Nantes, tout en me réjouissant que le désert cévenol qui m’a permis de naître ait existé et que la langue, la grammaire de Port Royal fille de la Fronde me soit encore connue comme elle le fut à un certain Guy Debord.
Que signifie la langue qu’a parlé le grand Monsieur Destouches, qu’écrivent Houellebecq, Virginie Despentes ou Annie Ernaux, au regard de celle que forgèrent le duc de Gondi, cardinal de Retz, de Saint Simon et de Montherlant ?
Voilà la grève où un « sauvage », une nouvelle fois, m’a ramenée, nue et désespérée, aux rivages des morts, entourée d’êtres qui, de cette langue, mienne, ignorent tout quoique nous soyons passés sous les mêmes fourches caudines mais eux ne désirent, qu’au fond de l’inconnu découvrir du nouveau quand moi je ne désire, la portant en moi depuis le commencement, que suivre la leçon situationniste et faire de chaque jour le fragment d’un tableau, d’une tapisserie ou la scène d’un film et d’un roman qui n’apparaîtra que quand je ne serai plus.
On pourrait même oser que ce détour éclaire d’une lumière particulière les impasses de notre société raciste et multiculturelle, postmoderne et archaïque, scientiste et superstitieuse, individualiste et moutonnière à l’extrême, anomique et légaliste, anarchiste et totalitariste mieux que ne l’éclairent nos pamphlétaires, grimés ou pas en romanciers et que cet étrange livre mi autobiographie mi récit des origines et document ethnographique constitue le plus formidable des miroirs et recèle peut-être l’antidote nécessaire à ces maux qui désormais nous obsèdent jusqu’à extinction.
Plagiant Barrès affirmant, classiques/modernes ça n’existe pas, on pourrait oser sauvage/civilisé, pas davantage. Rapongan s’impose autant qu’écrivain, ingénieur maître d’œuvre en génie civil, son job construire des passerelles et des ponts.
Le pont est nécessaire à qui sait l’impossible retour.
Les Taos ont rencontré l’étranger et les lendemains ont été différents. Croisée des chemins, accepter de devenir la poubelle nucléaire de l’occupant ou résister et faire sonner haut les vertus insulaires ? Mieux encore, prouver ces vertus nécessaires au temps présent et convaincre le civilisé d’écouter le plain-chant de l’Océan, lui enseigner l’alphabet qui lui permettra de le déchiffrer et ainsi de sauver sa mémoire et son avenir. Devenir l’Homère des Phéaciens, du Cyclope et de toutes les îles de l’archipel Pacifique. Le projet humble et grandiose enchante. Ici pas la moindre trace de nostalgie et encore moins de haine envers les différents pouvoirs et autorités, qui en vain, ont tenté de désâmer son île. Peine perdue, l’océan a été le plus fort, le demeure.
La leçon de l’Océan a servi de gardienne, de nourrice, de mère et de guide à un jeune lycéen sans argent qui a dû – peau sombre « montagnard » affronter le mépris, travaillant, homme de peine pour un BTP de triades et il a triomphé de l’adversité.
À son instar, nous savons nous aussi devoir renoncer à nos éloges frénétiques de la vitesse, du Progrès et de l’homme unidimensionnel. Nos songes constituaient une impasse, les leurs, des sociétés du Futur.
Déjà lisant Formosana des mêmes éditions de L’Asiathèque – que dieu qui n’existe pas les conserve longtemps en richesse et en santé ! – je m’étais avisée de ce que le prétendu mythe du bon sauvage avait à nous offrir et soupçonnais notre monde en grand danger de demeurer sourd à leur voix particulièrement raisonnable.
Quel bilan plus juste de la colonisation se peut-il que ce livre qui nous conte comment et à quelles terribles conditions un enfant insulaire doublement endoctriné par le curé et les laquais de Chiang Kaï- Chek a pu devenir universitaire à un prix proprement exorbitant. L’initiation fut rude et aucun de ses lecteurs occidentaux, enfin moi par exemple, n’aurait jamais eu son inouï courage, sa volonté et sa persévérance mais se mirant aux yeux de l’Océan, ce fils, par imitation des vertus de ses ancêtres, y est, rare prodige, parvenu !
Aucun de nos enfants n’y parviendrait. Lui l’a pu d’être sans doute un être d’exception aussi de n’avoir connu que la rudesse et la rigueur du climat et de la vie, seulement tempérée par l’amour inconditionnel de ses parents et la longue histoire des siens dans le lent et patient déroulement du temps. D’eux, de leur lutte contre les démons, il tient sa force et aussi de cet art mesuré de la pêche : jamais plus de neuf gros poissons à la fois et pas de la même espèce, les uns nourrissent les femmes, les autres, les enfants et les autres, les femmes, qui lui arrache tout désir de thésauriser et ont ancré en lui la nécessité de se battre pour acquérir sa pitance : l’océan a été « son église », sa « salle de classe », son prêtre et son professeur.
Sarah Vajda
Syaman Rapongan, Les yeux de l’océan, Mata nu Wawa, traduit du chinois (Taïwan) par Damien Ligot, préface de Gwennaël Gaffric, photographies de Véronique Arnaud, éditions L’Asiathèque, juin 2022, 22,50 euros.