Lucia Joyce, folle fille de son père d’Eugène Durif

Après avoir longuement fréquenté la galaxie Joyce, Eugène Durif, homme de théâtre et poète, fait le pari de devenir Lucia Joyce le temps d’un long monologue

L’auteur le dit : Je me suis glissé dans la peau de cette femme. De Lucia, fille folle de son père James Joyce, laquelle vécut durant trente ans dans différents lieux psychiatriques, entre Zurich, Paris, et Northampton où elle décéda. On sait peu de choses de Lucia Joyce, et le peu qu’elle avait écrit a été détruit à sa mort par son neveu Stephen Joyce, un ayant droit qui s’est attribué… tous les droits. La plus grande partie du livre est constituée des étonnants monologues d’une Lucia ressassant ses douleurs, ses désirs, ses amours impossibles, avec Samuel Beckett notamment, sa fusion avec son père, et aussi les égarements induits par l’enferment entre quatre murs. On pense forcément au monologue de Molly Bloom dans Ulysse. Dira-t-on qu’Eugène Durif a bien relevé le défi ? Il fait preuve ici d’une maestria qu’il doit autant à sa fine connaissance de la folie qu’à ses qualités d’écriture : Je n’ai cessé de croiser des gens atteints par la maladie de l’âme, écrit-il.

La grande brisure

Le premier monologue retrace les premières années de Lucia, avec en filigrane, jamais donnée telle quelle la question : qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi ce désastre ? Pourquoi suis-je figée dans les glaces ? Ce n’est pas possible, pense-t-elle, qu’il n’y ait pas encore à l’intérieur de moi une autre femme ou une autre fille, celle que je n’aperçois que rarement. Celle qu’elle fut, pleine d’une fantaisie qui ravissait son père, on pensait que c’était celle d’un enfant. Elle voulait être une artiste comme lui, pour être avec lui, et peut-être mieux que lui, elle se fit danseuse. La grande brisure intervint lorsque son père lui interdit de continuer son art auquel elle s’adonnait avec une passion non contenue qui dut inquiéter son entourage, elle rencontrait parfois de curieux symptômes : elle ne pouvait plus bouger, arrêtée dans son élan… Trop fragile, décida son père… Il préféra la garder à son côté, qu’elle dessine des lettrines pour ses propres textes…

Je relate ici des événements, comme si ce roman retraçait sur un mode chronologique la vie de Lucia, alors qu’il n’en est rien. Certes, Eugène Durif connaît parfaitement la vie de la famille Joyce, mais il a si bien intégré les rares informations qui subsistent que tout se trouve coulé dans les monologues de la fille, les rares échanges entre Nora et James, les père et mère, dans les quelques interventions de Beckett ; comme lorsque, en famille, on évoque entre soi des péripéties passées.  

Donc rien n’est démontré dans ce livre, ce n’est en rien un essai ni une biographie, c’est beaucoup mieux c’est un roman – que l’auteur a rêvé dit-il. D’où la dimension poétique de son écriture, sans quoi il n’aurait pu opérer ce rendu… Pour se retrouver dans la galaxie joycienne, on ne pouvait rien attendre de mieux !

Une folie à deux ?

Il en ressort néanmoins un tableau de famille. Nora, femme simple, avec qui James vit une furia sexuelle, ne lira jamais les livres de son mari. Elle adore son fils, Giorgio. Quand à James le père, le babbo de Lucia, il se sent proche de sa fille, il la veut sans cesse à ses côtés. Rien que de normal, chacun son partenaire de sexe opposé, comme dans la plupart des familles dites normales. Le fils Giorgio est équilibré : aimant sa mère, il sera chanteur d’opéra comme son père aurait dû l’être selon la mère, au moins il aurait gagné des sous ! La fille, elle, est à la colle avec son père comme son père l’est avec elle. Il refusera toujours de la classer folle. Il trouve qu’elle a des dons de télépathie, il n’y a que les psychiatres pour n’y rien comprendre ! D’ailleurs Carl Jung, qui soigne un temps sa fille, ne comprend rien à son roman Ulysse, c’est dire ! Les poèmes qu’elle écrit (hélas disparus), souvent composés de mots nouveaux, des néologismes qu’elle invente, pourraient figurer dans le work in progress de babbo, le futur Finnegans wake. Nora a inspiré le monologue de Molly Bloom, maintenant Julia inspire son babbo, ils communient dans le même univers que d’autres diraient déjanté. Un psy parlerait d’une folie à deux… pas Eugène Durif. Il n’est à aucun moment démonstratif…

à moins que les réactions violentes de Lucia soient les manifestations d’une lutte désespérée contre un environnement extravagant dans lequel elle fut plongée dès sa petite enfance, tant et si bien qu’elle ne trouva pas le moyen de s’en sortir ? La danse peut-être aurait pu l’y aider… Son père n’a pas voulu…   

Éric Lacascade a mis en scène une adaptation de Durif pour le théâtre, Le cas Lucia J. [Un feu dans sa tête] a été joué en Avignon par Karelle Prugnaud. Un spectacle qui partit en vrille lui aussi : Le théâtre Artéphile qui hébergeait la pièce décida un jour de l’expulser : Lucia jetait les chaises en travers de l’appartement, on a dit que l’actrice qui jouait son rôle cassait les murs… 

Peut-être que, autant que sur Lucia, ce roman serait un livre sur la folie, tout simplement…

Mathias Lair

Eugène Durif, Lucia Joyce, folle fille de son père, Éditions du Canoë, octobre 2022, 228 pages, 18 euros

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