Fleur pâle, La dernière tentation de Muraki

Yakusa éminemment respecté, Muraki sort de prison après avoir purgé une peine pour meurtre. Il replonge alors dans les milieux interlopes et fait la connaissance d’une mystérieuse jeune femme dans un cercle de jeux clandestin. Fasciné par son audace, Muraki va la côtoyer dans une quête effrénée de l’interdit… quitte à se brûler encore une fois les ailes.

Quand on évoque la fameuse Nouvelle Vague japonaise, on pense irrémédiablement à Shoei Imamura ou à Nagisa Oshima. Pourtant, d’autres figures de proue du mouvement amorcé dans les années cinquante méritent d’être redécouvertes, à commencer par Masahiro Shinoda, formé par Yasujiro Ozu en personne. Lorsque Martin Scorsese adapta le roman Silence en 2016, peu savaient que le Nippon avait quant à lui déjà transposé l’œuvre de Shuzaku Endo en 1971. Et la reprise il y a peu de son étrange L’Étang du démon avait permis au public de s’immerger davantage dans l’univers particulier du réalisateur.

Mais jusqu’à aujourd’hui, il était délicat de visionner ses faits d’armes de jeunesse si bien que la sortie de Fleur pâle dans les salles hexagonales constitue une aubaine. Film noir consacré au monde impitoyable des yakusas, mais très éloigné dans son approche des polars rugueux de Fukusaku, Fleur pâle, à l’image des autres longs-métrages de son auteur, interpelle par son esthétique soignée et son tableau unique d’un pan de la société japonaise.

Jeux dangereux

Les jeux sont faits. Rien ne va plus. Les mises s’accumulent sur la table. Soudain, une liasse importante de billets est jetée tel un gant aux nez des participants. L’auteur de ce pari osé se révèle être une jeune femme mystérieuse, audacieuse, déterminée. Ces traits de caractère, conjugués à sa beauté froide, séduisent d’emblée Muraki. Leur relation si spéciale commence dans le tumulte des gains et des pertes tandis que tous abattent leurs cartes, lors d’une des nombreuses parties qui ordonnent la narration.

D’ailleurs, ces différentes scènes se déroulant dans les tripots clandestins fascinent par leur intensité, rythmées par la voix du juge, la bande sonore adéquate et la frénésie visible des acteurs, hâtifs de connaître le sort que le hasard leur réserve. Ces séquences hypnotiques annoncent d’autres passages oniriques ou déstabilisants, hantés par des spectres prêts à frapper au détour d’une rue en sortant d’une soirée chaotique. Le cauchemar de Muraki, l’agression dont il est victime ou encore le repas partagé par deux parrains de la pègre sont autant d’instants propices pour décrire des protagonistes certes classiques, mais charismatiques.

Car, même si ses personnages correspondent à des archétypes assez courants, Masahiro Shinoda les caractérise avec une certaine maestria. Chacun d’entre eux bénéficie d’une écriture suffisamment soignée pour qu’aucun ne soit négligé au cours du récit. À commencer bien entendu par Muraki et  Saeko, couple improbable uni non pas par le destin, mais par l’amour du risque. Le yakusa fraîchement sorti de prison raconte son expérience durant les premières minutes via une voix off très prisée dans les films noirs occidentaux… voix off qui sera abandonnée jusqu’à la conclusion fatidique. Quant à leurs rires nerveux, voire hystériques, ils surgissent après de longs moments de mutisme ou de dialogues invraisemblables mais qui les définissent si bien. On comprend alors que les deux amants platoniques étaient amenés à se retrouver dans une quête d’absolu, inaccessible.

La fureur de vivre

Bien que son long-métrage soit tiré d’un roman de Shintaro Ishihara, Masahiro Shinoda déclara avoir puisé dans Les Fleurs du mal de Charles Baudelaire afin de trouver l’équilibre de sa mise en scène. On saisit ainsi pourquoi il semble si à l’aise lorsqu’il se concentre sur la soif de vivre de Muraki et de Saeko, leur envie de braver les interdits y compris dans les coulisses d’un milieu loin d’être noble malgré ses règles et ses codes. Une manière singulière pour l’auteur de s’intéresser à l’évolution de la société japonaise dans son ensemble et de s’extirper des cocons familiaux chers à Ozu ou Naruse, à l’image des autres artisans de la Nouvelle vague japonaise.

Environnement sclérosé par excellence, le monde des yakusas doit pourtant s’adapter s’il veut survivre et les clans qui le composent encore plus. Voilà pourquoi il est passionnant d’observer les réactions d’un Muraki qui n’a pas pu suivre ces bouleversements pendant son séjour en prison. Les malfrats changent au gré du temps, durant une ère marquée par les conflits opposant gouvernement traditionnel et jeunesse adepte d’un remaniement de mœurs. Des alliances inimaginables se nouent et on pardonne à l’ennemi d’hier. Bien sûr certaines choses restent inamovibles comme la place tenue par chacun, preuve que la révolution n’est pas tout à fait achevée.

Voilà pourquoi l’attitude de Muraki et de Saeko choque ou impressionne ceux qu’ils croisent. Et l’habileté du metteur en scène à présenter leur conduite jusqu’au-boutiste ne cesse de charmer le spectateur. Pourtant, s’il n’est pas dupe de l’entreprise de Shinoda, il devine que tout ceci finira mal. Muraki et Saeko s’enferment dans une escalade de sensations incontrôlée, incontrôlable afin d’éprouver un plaisir simple, celui d’exister. Mais en lieu et place d’une surenchère graphique propre à l’outrance, le cinéaste préfère s’amuser avec les ombres et adopter une démarche toute poétique, presque surréaliste, s’appuyant sur une profondeur de champ particulièrement maîtrisée.

Avec Fleur pâle, Masahiro Shinoda offrit un film noir subtil sur le fond et sur la forme et montra un visage séduisant en diable à l’instar de ceux de Saeko et de Muraki. Surtout, il livra une réflexion sur la possibilité de concilier ses principes avec le refus de l’interdit. Un pamphlet qu’il est urgent de (re) découvrir.

François Verstraete

Film japonais de Masahiro Shinoda avec Ryô Ikebe, Mariko Kaga. Durée 1h32. Reprise le 31 mai 2023 (1964)

Laisser un commentaire