La Chambre d’Orwell, dans la fabrique de 1984

Plus la société contemporaine s’efforce de rendre réel les sombres prémonitions de 1984, plus la figure de George Orwell passionne. De notable, il y eut le beau travail d’Anna Funder, L’Invisible Madame Orwell, sur Eilen O’Shanghnessy, l’épouse qui fut presque aussi vite rayée des biographies qu’elle le fut de sa vie (le grand homme ne sera pas présent lors de sa maladie ni même à son enterrement… et pourtant il lui doit beaucoup, notamment l’esprit même de La Ferme des animaux). Voici que Jean-Pierre Perrin revient sur l’ermitage austère, dernière demeure d’Orwell et « fabrique » même de 1984, dans une enquête de terrain, intime et littéraire passionnante, La Chambre d’Orwell.

Mais qu’allait-il faire dans cette galère ?

Dans La Chambre d’Orwell, Jean-Pierre Perrin tente de répondre à une double interrogation. Tout d’abord que diable Arthur Blair est-il allé faire dans ses confins inhospitaliers. Et ensuite comment cette réclusion a pu permettre le jaillissement créatif que l’on sait.

Jura est une île écossaise connue pour ses distilleries et son climat peu hospitalier. Il y a une rue, qui traverse un minuscule village et qui se transforme petit à petit en chemin non carrossable. Et au bout du bout de ce petit monde, il y a Barnhill, la ferme dans laquelle Orwell ira trouver « le lieu le plus in-at-tei-gna-ble » du monde, même pour lui qui a vécu des expériences âpres (au front, en Asie, dans la dèche à Paris et à Londres… ). Huit kilomètres séparent cette ferme sans le moindre confort de la civilisation. Et tout est à faire, le jardin aussi bien que les meubles. C’est un véritable ermitage dans lequel s’enferme l’écrivain, pire que Rousseau dans son kiosque d’Ermenonville, il y a chez l’anglais comme un désir de souffrance.

Cette souffrance est pour ainsi dire la pire qu’il pouvait s’infliger, parce qu’entre tout ce qu’Arthur Blair n’aime pas, se trouve les Écossais. La raison ? « À Jura, il est certes venu pour écrire son grand ouvre mais tout autant pour vivre en pionnier, quasiment en autarcie. Et sur cette lointaine terre écossaise, il semble regretter de n’être pas encore assez seul. »

L’ermitage propice à la création

Difficile de savoir exactement,t quand Eric Blair cultive la terre et quand George Orwell écrit.

En venant à Jura, il fuit la ville, la pollution, l’agitation. Mais pourquoi cette retraite si rude ? Le succès de La Ferme des animaux a fait de lui un homme à l’abri des contingences matérielles. Il pourrait donc s’installer dans une campagne certes isolée mais plus avenante. Non, il cherche la contrainte. Il cherche la difficulté. Et son temps va être partagé entre un Arthur Blair qui jardine, fabrique ses meubles, marche des heures pour récupérer son courrier, la presse, ses denrées, et George Orwell qui écrit 1984 et invente ce qui reste la vision la plus juste — et la plus effrayante — de notre société.

Orwell est un homme déjà très malade. Et c’est la maladie qui le fera quitter Barnhill pour l’hôpital où il mourra. Il y a alors comme une urgence à écrire. Et Jean-Pierre Perrin montre qu’il fallait justement ces conditions extrêmes pour que naisse son œuvre. Bien plus qu’un reportage, il montre qu’au terme de sa vie que la maladie va abréger, c’est dans la plus grande adversité — choisie — qu’il a pu trouver la force d’écrire. Il aura su y trouver, dans l’épreuve, la plénitude qui lui a longtemps manqué. Pourtant le lieu n’y est pour rien, sinon son isolement, tout autre aurait été de pareille importance. Orwell « a apporté à Bahnhill son côté obscur sans même tenir compte des merveilleux paysages. » Il fallait un lieu qui, pour lui, soit vide et d’abord une épreuve, pour puiser en soi la force d’écrire.

La maison n’est pas devenue un lieu de pèlerinage orwellien, ni un musée — d’ailleurs « il aurait sans doute détesté l’idée, lui qui ne voulait déjà pas de biographies ». À part quelques biographes — et pas tous — peu s’y rendent en sachant que s’y est écrit l’un des romans les plus importants du XXe siècle. L’île est toujours consacrée à la production du meilleur whisky du monde et à la chasse. Les vents et les torrents de pluie s’y fracassent toujours. Mais l’âme du XXe siècle y demeure, puisqu 1984 y a été écrit. Et Jean-Pierre Perrin lui rend un bel hommage, à cet auteur qui compte particulièrement pour lui, dans la passionnante Chambre d’Orwell.

Loïc Di Stefano

Jean-Pierre Perrin, La Chambre d’Orwell, Plon, 215 pages, 20 euros

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