Ni dieu ni IA, une philosophie sceptique de l’intelligence artificielle
L’IA, entre démesure quantitative et limites qualitatives

Mathieu Corteel, philosophe et historien des sciences est l’auteur en personne de l’essai Ni dieu ni IA, une philosophie sceptique de l’intelligence artificielle, même si, jouant avec les angoisses du lecteur, il sème le doute dans son introduction.
Le recours à l’IA se généralise dans bien des domaines privés et publics. A l’aube de son emploi massif, Mathieu Corteel adopte une position circonspecte, à l’inverse de scientifiques cognitivistes comme Stanislas Dehaene qui croient que l’IA atteindra un jour le stade de la conscience et pourra apprendre, percevoir, compatir, décider au même titre que l’être humain.
Car l’enjeu est là. S’inspirant des cosmologies de l’anthropologue Philippe Descola, Mathieu Corteel établit deux niveaux de connaissance, d’abord celui de l’information et des algorithmes, et un second niveau, celui de la conscience, des perceptions et sensations humaines. Ce livre tend à montrer que la continuité psychologique entre le cerveau humain et la machine n’est pas encore accomplie et ne le sera peut-être jamais, malgré les apparences.
L’historien remonte aux origines de l’intelligence artificielle, au test et à la prédiction de Turing qui envisageait qu’un jour, on puisse parler de « machines pensantes ». Capacités grandissantes de la mémoire, neurones artificiels, développement des fonctions linguistiques et mathématiques , imitation du fonctionnement du cortex visuel pour percevoir les formes, que manque-t-il à l’I.A. ?
Ce qui est formellement difficile pour un humain, tel que des calculs complexes , est facile pour une IA, alors que ce qui est facile et informel pour un humain, tel que désirer ou compatir est ce qu’il y a de plus difficile, voire impossible à réaliser pour une IA.
Des implications concrètes
Chaque chapitre aborde un problème précis aux conséquences concrètes dans des domaines tels que la prise de décision, l’éducation, la médecine, le travail, la finance et même la morale.
Les IA restent au fond des machines allopoïétiques. Elles ne peuvent pas distinguer une corrélation fausse d’une causalité , tout simplement parce qu’elles ne pensent pas en lien avec le monde . Il leur est impossible d’avoir du bon sens.
L’auteur poursuit la réflexion d’ un précédent essai, Le hasard et le pathologique sur les usages prédictifs de l’IA dans certains domaines comme la sécurité ou la médecine. L’IA est en effet capable de maîtriser le hasard dit « opérationnel » au service d’une médecine personnalisée mais extrêmement couteuse et inégalitaire : elle ne changerait rien à la santé du grand nombre et n’exclurait pas le hasard « essentiel » qui est inhérent à l’être au monde .
On contrôle ses fonctions vitales sans qu’une souffrance ou une maladie diagnostiquée en aient suscité le besoin. L’homme normal est devenu un potentiel de pathologies.
En outre, comme dans tous les domaines du domaine public où l’IA est sollicitée pour traiter un océan de données, se pose le paradoxe de la vérification nécessaire par l’être humain, ce qui requiert des compétences que les praticiens risquent de perdre s’ils ne pratiquent pas…
Des références pluridisciplinaires
Cet essai brillant déroule un argumentaire fondé sur de nombreuses références scientifiques classiques ou contemporaines, ainsi que philosophiques : Hume pour l’analyse des liens causaux, Bergson pour celle de la production d’ images, ou Deleuze pour les effets de surface. Mais les fables littéraires comme Alice au pays des merveilles, certains textes de Beckett ou l’emblématique Bibliothèque de Babel de Borges contenant tous les livres déjà écrits et tous les livres possibles à partir des 26 lettres de l’alphabet, proposent également des expériences de pensée visionnaires.
L’IA représenterait une nouvelle forme de démesure au regard du réel et de l’humain.
Ni dieu ni IA, une philosophie sceptique de l’intelligence artificielle rassurera et inquiétera à la fois : rassurera ceux qui tiennent à la spécificité de l’intelligence humaine et inquiétera car les dérives dues aux croyances des décideurs ou de leurs conseillers ont déjà des conséquences délétères pour les libertés humaines, à la fois politiques, physiques et intellectuelles.
Florence Ouvrard
Mathieu Corteel, Ni dieu ni IA, une philosophie sceptique de l’intelligence artificielle, La Découverte, avril 2025, 240 pages, 22 euros