Montaigne, les Essais

Michel de Montaigne est notre contemporain. Pour s’en convaincre, ouvrir ses Essais, réédités récemment dans la collection « Bouquins », nouvelle édition préfacée par Michel Onfray.

Michel Onfray pense que Montaigne rend possible la totalité de la philosophie française jusqu’à aujourd’hui. Dans une préface, que j’estime indispensable pour les débutants, Michel Onfray remet au goût du jour les vrais freins qui nous empêchent d’entrer dans les écrits de Montaigne. Et, même si les professeurs de philosophie le répètent souvent, un peu trop souvent même !, la pensée de Montaigne est simple, cela n’empêche pas néanmoins que son français est complexe.

Alors je préfère vous prévenir tout de suite, vous n’aurez donc aucune excuse, cette édition est accessible à tous pour comprendre Montaigne, puisque le regretté Bernard Combeaud, dont certains connaissaient peut-être la voix et la sureté qui en transparaîssait, a établi la nouvelle édition et a fluidifié le vieux français qui pourrait nous rebuter aujourd’hui, afin de montrer combien le philosophe bordelais est à la fois un immense philosophe mais aussi un immense écrivain.

« Il faut se prêter à autrui et ne se donner qu’à soi-même », écrivait Montaigne. Michel de Montaigne décide de s’enfermer une première fois dans son château, de 1571 à 1580. Lui, le fin lettré, l’ancien maire de Bordeaux, a le goût des livres. Il lit. Ses préférences vont aux moralistes et aux historiens. Mais cette fois-ci, il ne les lit plus aussi passivement qu’autrefois. En lui, s’éveille l’esprit critique. On peut dire qu’il accomplit son premier grand geste de philosophie : il émet une remise en question de ce qu’il a lu. Pour cela, il lui faut comprendre l’homme. Il retourne alors en lui-même et recherche à y découvrir ce que peut être l’homme naturel qui est en lui. Ses mémoires psychologiques commencent à s’écrire, mais en « honnête homme qui ne se pique de rien » bien sûr, en bavard et nullement en écrivain, dit-il. Il se défend de faire un livre.

D’où l’introduction, dans laquelle Montaigne avertit le lecteur et lui répète que nulle vanité, nul désir de faire un livre mais de peindre l’homme :

C’est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit dès l’entrée que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée… Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans étude et artifice : car c’est moi que je peins… Je suis moi-même la matière de mon livre… »

Cependant, pour comprendre ce qu’il veut dire, faut-il encore braver aujourd’hui la syntaxe, la grammaire, le vocabulaire, la ponctuation, le style qui sont autant de filtres depuis les cinq siècles qui nous séparent de l’homme et du penseur.

À l’époque, on n’écrivait pas mais on dictait. C’est dit par trois fois dans les Essais. Or, lorsqu’on l’a compris, on relit ses œuvres, non plus comme des livres que l’on lit, mais en auditeur qui écoute Montaigne nous parler à l’oreille. On converse avec Montaigne. S’engage alors le vrai échange philosophique ; le dialogue presque Socratique que, d’une certaine manière, Montaigne entretient avec nous, autour de l’homme, c’est-à-dire de lui-même, nous donnant tous les moindres détails sur sa vie privée ; à propos de sa nourriture, de ses vêtements, de sa santé. De lui, il semble nous parler avec complaisance, au point que Pascal aura décrit son projet comme un « sot projet ». C’est Voltaire qui en aura compris l’extrême teneur, puisqu’il déclarera à son propos, on le sait : « Le charmant projet qu’il a eu de se peindre, car en se peignant, il a peint la nature humaine ! »

Cette affirmation, si juste, fera écho à une autre de Montaigne lui-même au chapitre XVII du livre II : « Le monde regarde toujours vis-à-vis ; moi, je renverse ma vue au dedans : Je la plante, je l’amuse là. Chacun regarde devant soi ; moi je regarde dedans moi. Je n’ai affaire qu’à moi. Je me considère sans cesse, je me contrôle, je me goûte… Moi, je me roule en moi-même. »

À l’époque des selfies, des confidences interminables sur les réseaux sociaux, des coups de gueule sur Youtube, on voit se peindre en filigrane une nature humaine pas si lointaine de celle de Montaigne, qui se dessinait dans le silence de son bureau de travail, au moment où sa voix dictait ses propres mots, et cela en fait aujourd’hui, un de nos plus proches contemporains.

Marc Alpozzo

Michel de Montaigne, Essais, éditions mise au goût du jour par Bernard Combeau, préfacée par Michel Onfray, parue en mars 2019, 32 eur

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