Histoire d’un mythe, la « conspiration » juive

On sait depuis longtemps maintenant que le protocole des sages de Sion, texte qui révélerait le volonté juive de dominer le monde, est un faux, dû aux services secrets russes. Et pourtant, il continue à faire florès, et à nourrir les passions antisémites les plus délirantes. Mais d’où vient que cette invention soit à ce point ancrée, malgré les preuves contre elle ? Pour l’historien britannique Norman Cohn (1915-2007), c’est un recours au mythe fondateur de l’antisémitisme non pas premier (celui de l’Egypte antique) mais de l’occident médiéval. C’est la thèse qu’il développe dans l’ardue mais passionnante Histoire d’un mythe, la « conspiration » juive et les protocoles des sages de Sion.

 l’antisémitisme médiéval

Au moyen âge, on apercevait dans les Juifs des agents de Satan, des adorateurs du Diable, des démons sous forme humaine.

Dans un âge où la population est laissée dans une profonde ignorance faite de crasse et de superstition, incarner le Mal dans la figure d’un réprouvé permettait à la fois d’espérer se libérer des deux figures haïes. Le Juif, mis au ban de la société par sa religion même, et contraint d’exercer des métiers « sales », se voit accusé d’actions dont ce bannissement est la cause même. Ainsi son rapport à l’ragent, dont on lui laissa le commerce, ce qu’on lui reprocha plus tard…

C’est l’étranger radical, le bouc-émissaire tout désigné sur lequel faire porter la responsabilité aussi bien des avanies météorologiques que des maladies les plus infectieuses.

L’histoire d’une conspiration

Norman Cohn fait un immense travail culturel pour remonter aux sources du protocole des sages de Sion et pour l’inscrire dans une « tradition » moderne de l’antisémitisme. Il démontre non seulement que ce faux grossier et ordurier a des prédécesseurs, mais aussi des successeurs, et comment un tel ouvrage a pu trouver son lectorat. Comment a-t-on pu croire qu’un groupe restreint de Juifs malveillants conspiraient en secret pour dominer le monde ? Comment cette haine ancestrale a-t-elle pu se réamorcer sur d’anciennes folies et les renouveler avec si peu de modernité tout en gardant de son efficacité ?

L’antisémitisme exterminateur se manifeste lorsque les Juifs deviennent pour les imaginations une incarnation collective du mal, conspirant pour ruiner et pour dominer ensuite le reste du genre humain.

C’est par l’imagination — le fantasme — qu’on a pu transformer un groupe humain en un groupe de démons qu’il convient de détruire pour que tout s’apaise comme par magie ? La destruction systématique des Juifs, qui a marqué le XXe siècle, trouve pour Norman Cohn son origine dans les profondeurs du Moyen Âge.

Étude très riche et documentée d’un phénomène mondial irrationnel, Histoire d’un mythe, la « conspiration » juive et les protocoles des sages de Sion s’inscrit dans un travail global de connaissance du phénomène de focalisation collective sur un bouc émissaire, qui serait à l’origine de tous les malheurs du monde. Si l’étude s’arrête à la chute du régime nazi, sorte de quintessence de la haine des juifs, elle montre combien la diffusion d’une idéologie de haine s’épanouie sur le mensonge. En soi, le protocole est la fake news la plus efficace qu’on ait vue, car même démontée pièce par pièce elle fonctionne encore. C’est en cela que cet essai, et sa méthode implacable, est d’une grande importance de nos jours.

Loïc Di Stefano

Norman Cohn, Histoire d’un mythe, la « conspiration » juive et les protocoles des sages de Sion, traduit de l’anglais par Léon Poliakov, Gallimard, « folio histoire », janvier 2025, 320 pages, 9,50 euros

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