L’ordinaire mésaventure d’Archibald Rapoport, réédition du roman politique de Pierre Goldman
En un livre, ardentes, incandescentes, reviennent les années 70. Chacune d’elles, comme des flammes, de la célébration de la musique de l’esclavage au cri silencieux et sans larmes des ghettos liquidés, en passant par la grammaire de ce nouveau Port-Royal tôt trahi, cette grammaire, de psychanalyse tressée, où Éros et Thanatos et eux seuls régnaient sur le champ politique et le champ lexical, explosent ici comme hier le a de la grenade d’Hérodiade dans un poème de Mallarmé. Quelques abus que l’on puisse déplorer, la vie s’y déployait plus violente et réelle qu’aujourd’hui. C’était, t’en souvient-il mon camarade de la classe 73, avant l’ère Steve Job et l’apparition de la galaxie Zuckerberg, avant la découverte du VIH, avant la grande mise au pas marchande, avant que seule la perspective de vivre dans un roman de SF ne vrille encore des cœurs lassés de tout même du désespoir. C’était avant que n’éclose la génération Grand bleu et Paracétamol, au temps clos par Rendez-vousde Téchiné, Palme d’or de la mise en scène à Cannes en mai 1985, le temps du Palace et des obscurs groupuscules politiques où pullulaient — Jérôme Bourbon — les surgeons des déportés au nom de la race. Le temps de vivre à en mourir.
Il avait été une fois un certain Pierre, frère de Jean-Jacques, d’Evelyn, et de Robert, fils de deux obscurs juifs nés en Pologne, qui s’étaient illustrés au service de la France. Le père, Alter Moïse, avait acquis la nationalité française aux alentours de 1930 après avoir servi dans les chasseurs d’Afrique, l’avait perdue — la faute au maréchal-Putain des Boches — et retrouvée au sein des FTP-MOI, ce commando du PCF réservé aux étrangers, arméniens ou « youpins », le plus souvent des ouvriers qui emmenaient avec eux leurs camarades d’ateliers comme demain d’autres chefs leurs harkas. En septembre 1944, Pierre a trois mois quand son père libère Villeurbanne en compagnie de tous les apatrides pour la rendre aux Français – qui, en leur majorité, zone grise, n’avaient ni résisté ni collaboré, simplement comme d’ordinaire le font les humains, subi « la situation », une occupation ni si douce que les images de Paris Am Nachtle laisseraient à penser ni si amère qu’on l’avait prétendue. Elle fut cette alternance de terreur et d’ordinaire, traversée ça et là par de singuliers instants d’abjection et de bonté, de lâcheté et de courage. L’unique vertu capitale de cette occupation semble avoir été cette liberté inédite dont jouirent, dans tous les milieux et toutes les strates de la société, les enfants, liberté qu’ils peineraient à abandonner et que les années 90 seules parviendraient — écrans et naissance de l’insécurité — à mettre à bas.
Pierre fut aussi le fils unique de Janka dite Janine Sochaczewska, au nom si difficile à prononcer. Née à Lodz, surnommée « la Passionaria juive », elle aussi appartint aux FTP-MOI, désignée fin 1943 chef de réseau pour la région Isère. Alter, en 1947, enlèvera à mains fortes son fils pour empêcher Janine, dont il s’est très vite séparé, de l’emmener avec elle en Pologne, pays d’antisémites et de staliniens, et tentera de l’élever avec sa nouvelle épouse comme chacun ces années-là, génération Roux & Combaluzier, élevait, dans l’ascenseur social rarement en panne, ses gamins entre l’avenue Gambetta et Montrouge, entre l’école publique et le magasin de sports familial.
Trop tard déjà pour Pierre Goldman, né sous le signe du Cancer, un 22 juin 1944, re-né le 4 mai 1976. Le 4 mai 1976, Goldman, innocent ou coupable, est acquitté, la grâce à son talent d’écrivain. Normal pour le fils d’un père qui avait marché de Lublin à Berlin puis de Berlin à Paris pour avoir lu Quatre-vingt-treizede Victor Hugo dans une traduction yiddish avant de marcher, comme le père de Vercors, tant d’autres — le mien, les parents de Georges Perec, de Charles Najman, nous tous, cher Monsieur Zemmour — à l’étoile.
Combien d’écrivaillons brigueraient-ils en foule un si digne sort ?
Tout le monde n’est pas Goldman et pour un juif, cher Kleber Haedens, il maniait drôlement bien la concordance des temps et sut mieux que personne l’art de plier les mots sous son ferme commandement sans paraître jamais n’avoir contraint la langue. Oui, Goldman est acquitté dans la France des années 70[1]parce que soixante mille lecteurs ont été à juste titre bouleversés par ses Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France paru chez Fayard, plus exactement sous la protection de Claude Durant, l’éditeur de Soljenitsyne. À quels titres vraiment, à l’aide de quels mots rendre justice à la plume de Goldman ? L’un des secrets de cette œuvre, qui tient en un récit autobiographique et un « roman », procède de la fermeté de la pensée qui s’y déploie, sa transparence. Peu d’idées-mères, exceptée « l’inimportance de la mort, sa totale dérision et la force, en l’homme, du goût de vivre ».
Aucune des deux œuvres ne souffre aucun maniérisme, aucun usage de l’art du flou, idée reçue ou préjugé. Ici, chaque membre de phrase s’impose formidablement idiosyncrasique, servi par une grammaire impeccable et une tension rythmique jamais démentie. Une autofiction sous le signe et sur l’écrin du réalisme magique. Garcia Marquez et la Torah l’auront influencé. Il y a aussi du Bruno Schulz chez lui, chaque phrase comme le fléau d’une balance oscillant entre Bouffonnerie et Profondeur, dérision et sagesse. De l’art littéraire brut dans une gangue classique.
Difficile de faire l’éloge d’une écriture dans un monde où cet art a presque cessé d’exister. Roman d’apprentissage, le lecteur suit Archibald Rapoport de sa naissance à sa mort qui composent une histoire des années 60 et 70, Marx, Lacan, Hegel, Sartre etc., une jeunesse à la poursuite des fantômes d’une guerre sans cesse rejouée, de Corée en Indochine et en Algérie, aussi de Catalogne en Amérique du Sud, jusqu’à ce que cette jeunesse à son tour, vivant des rêves qui n’étaient pas les siens, se découvre morte-vive. Rigolote Virginia Woolf avec sa « chambre à soi », déjà dur d’avoir conscience de soi, être certain d’exister, vivre sa vie… Sans doute cette sensation désagréable de vie usurpée commune à cette génération fait-elle toute l’étrangeté et donc le génie entendu comme singularité de l’Ordinaire mésaventure…
Passé l’âge des rêves vient pour Archibald Rapoport celui des brigandages. Un diktat : ne jamais appartenir au parti des notables, celui des intellectuels institutionnels, ceux auprès desquels la middle classqui se pique de n’être pas si sotte aura passé sa vie aussi sûrement que les téléspectateurs des chaînes publiques en compagnie de Chazal, Drucker, Jacques Martin. Goldman ne se prenait pas assez au sérieux pour devenir l’un d’eux, qui donne à son personnage les prénoms d’Archibald Israël.
Pourquoi Archibald [2]? demanda le scribe municipal
Pourquoi pas ? répondit Liouba. Elle ajouta : c’est le seul prénom véritablement absurde que j’ai trouvé. Il fallait qu’une absurdité atténuât et cachât la pesanteur du second prénom.
Au temps de la guérilla, confondu avec celui du droit commun, succédera – pas bien original — celui de la romance : la découverte de l’amour qui, seul, justifie l’esclavage du travail. Un tour pour rien, air connu. Revenir à la morale des Pères, à la case départ, après être passé par les cases « crime et prison » sans toucher 20 000 francs.
Si la vie est toujours un roman, elle n’est pas forcément un roman rose… L’Ordinaire mésaventure d’Archibald Rapoport, histoire d’un enfant perdu de la classe 63 qui, malfrat, finit logiquement assassiné par la police, n’est pas un de ces livres feel-good qui semble aujourd’hui requérir l’attention exclusive des éditeurs mais une pochade où l’auteur bat de manière jubilatoire les registres de langue et surtout les discours — révolutionnaires, religieux, antisémites, racistes et philosophiques — comme des cartes, forgeant une réussite où tantôt pique ou trèfle tantôt cœur ou carreau s’impose. Dans ce monde imaginaire, flics et voyous, nourris de mêmes lectures, s’affrontent. La seule différence tient à l’usage que chacun des camps fera de sa culture, les uns serviront l’État et les autres se feront aventuriers, sans tirer ni les uns ni les autres de profits particuliers de la situation… Il y a du Traven chez l’écrivain Pierre Goldman, la capacité d’un « je » à dire « nous ».
Au moment de refermer le livre, le visage de Pierre Goldman, qui ne serait jamais passé du col mao au Rotary, faute de l’avoir jamais porté, six pieds sous terre depuis le jeudi 27 septembre 1979, se confond désormais avec ses livres. Il aurait voulu que l’on écrive de lui : juste un juif ordinaire… Or, je me souviens de ses fichues obsèques. Sans couronnes ni banderoles, des milliers de jeunes gens s’étaient mis en marche de l’Institut médico-légal au cimetière du Père-Lachaise, de la gare d’Austerlitz au mur des Fédérés, qui savaient avec lui enterrer 68. Place à la musique ! En effet, si le roman offrait une place importante aux chants funèbres juifs, particulièrement le mole hahamin, ce furent des bongos et des tam tam, qui accompagnèrent le lancer de fleurs et de terre d’une génération nourrie de récits de guerres et de violences politico-policière soudain ébahie de les avoir rencontrées.
Il est mort sans kaddishcelui dont le roman était un kaddish :
Des larmes coulèrent alors de ces yeux qu’aucun sanglot auparavant n’avait mouillés. Il sut qu’il allait mourir car il avait compris que ses veines charriaient des larmes. Il vit Chmoul son père, et Malka, sa mère, il vit le camp d’Auschwitz et le cimetière du ghetto où, sans pleurer, il avait pleuré.
Il est mort en goycelui qui dans ses livres s’était tenu furibard face à un Dieu qu’il savait imaginaire, en juif réel, par l’active vertu de la théologie négative. Moi j’ai lu leurs sottises à tous sur le juif de l’antisémite, le juif imaginaire etc., mais je n’ai retrouvé que chez Celan et Goldman, parfois au détour d’une phrase d’Amos Oz, cet être juif-là qui fut aussi celui de Ginsberg dans son chef-d’œuvre Kaddish,cette définition a-théologique et pourtant blasphématoire de l’être juif. Goldman savait l’être en dépit de tout, d’avoir été nourri de mots, baigné de larmes, couvert de leurs manteaux de deuils et de leurs châles de prières, souillé par la haine reçue en héritage et envoûté par leur Histoire et leurs histoires, leurs contes à dormir debout, leurs chants ou plus exactement leur lamentations sacrées qui glacent l’âme aussi sûrement que la musique d’Offenbach l’ébouillante : ce que Nietzsche n’a jamais osé écrire, je l’ai lu dans le sous-texte de Goldman ; les juifs n’avaient pas besoin de Wagner, ils possédaient leur musique de perdition, sœur de celle du salut :
La beauté inouïe, la puissance lancinante de cette incantation sacramentelle qui, rauque et douce, jaillissait d’une bouche où miel et cendre semblaient pétris, montait du tréfonds de la douleur juive et la modulait de façon inégalable, jeta Archibald dans un état singulier : il était au centre du désespoir, au-delà même du désespoir et, parvenu à cette extrémité, il éprouva la palpitante montée d’une chaleur violente qui signifiait l’inimportance de la mort, sa totale dérision, la force, en lui, du goût de vivre.
Je salue pour finir les éditions Séguier d’avoir réédité ce brûlot noir humour, conçu quand Papon et les autres régentaient toujours le cher vieux pays, cette romance pour laquelle un Jean-Edern Hallier[3]eût donné et son âme et ses nègres aussi nombreux que ses ouvrages parus et que ses acolytes de l’Idiot international. Je salue aussi Pierre Goldman, innocent ou coupable des morts de Simone Delaunay, 57 ans, pharmacienne, 6, boulevard Richard Lenoir et sa préparatrice Jeannine Aubert, 26 ans, d’avoir si bien exprimé la nature profonde du judaïsme avant que celui-ci, des hauteurs de Normale Supérieure au fin fond de la pire yeshivade Livry ou de Gargan, ne sombrât, presqu’entier, dans le crétinisme :
Les juifs sont le peuple de l’exil infini et ils sont également le peuple du Livre qui n’a jamais pris à la lettre la lettre du Livre ; les juifs sont le peuple de la fidélité absolument infidèle, de l’optimisme absolu absolument pessimiste, des croyants absolus absolument mécréants, le peuple du dogmatisme absolu absolument sceptique.
En un mot comme en cent, le peuple qui demeure le saint patron de l’écrivain qui donne à croire sans croire et n’exige aucune crédulité de son lecteur, créant, détruisant, brûlant et ressuscitant ses personnages, ses vaisseaux et ses idéaux à chaque nouvel ouvrage, au gré d’un art sans lequel il n’est de pensée ni de littérature qu’on dit herméneutique.
Sarah Vajda
Pierre Goldman, L’Ordinaire mésaventure d’Archibald Rapoport, Séguier, L’indéFINIE, 2019, 20 eur
[1]Il s’agit d’une légende. Entre vice de forme et diverses légèretés inquisitoriales, le dossier tenait mal.
[2]En fait, Rapoport se prénomme Archibald à cause du titre d’un des plus célèbres films de Bunuel, Archibaldde la Cruz. Goldman, en effet, n’ayant commis qu’un casse en Amérique du Sud, précisément dans la ville de Porto-Cruz au Venezuela. Le nom de Rapaport est aussi intéressant parce qu’il est très ancien, pas un de ses patronymes donnés plus tard à partir des XVIIIeet XIXesiècles en Europe d’après la mère ou le père, fille de Rachel Rivkin ou Abramsohn, ni nom de lieu ou de métier, un vrai nom de juif dont l’origine remonte à la nuit de l’histoire.
[3] Goldman, du temps où il était surtout délinquant, avait projeté de l’enlever afin de rançonner sa famille et leurs comparses antisémites… Si Goldman avait lu le journal intime du général Hallier, se réjouissant que l’internement au ghetto de Budapest eût fait fondre la graisse et l’orgueil des juifs, il aurait — scandale en douce France — peut-être giflé un vieux Monsieur venu porter la rançon de son fi-fils !