Scandaleuse Sarah, la vie d’une grande comédienne
Une jolie surprise !
Si l’objet-livre est hideux, la couverture cheap et délavée, la composition typographique aussi lourde que prétentieuse, le papier – démon du bien oblige- jaunard, la mise en page flasque et distendue, il n’en va pas de même du texte, qui, à foison, exprime toutes les qualités attendues d’un semblable exercice : le style alerte, la précision, l’érudition distillée avec une rare élégance. Surtout sans poser à l’intello, l’auteur use de son cerveau et au lieu d’aligner des anecdotes plus ou moins croustillantes, fait du “scandale” non pas une posture mais bien le moteur d’une vie marquée par le scandale que constitue l’enfance délaissée.
À nos cœurs lassés de gloires d’un jour, d’une heure ou d’un quart d’heure, ce portrait d’une Diva véritable, composé par une actrice :en effet, il a plu à Elisabeth Gouslan, romançant sa bio, de donner la parole à Julia Bartet, https://gallica.bnf.fr/blog/28102021/julia-bartet-la-divine?mode=desktop, Sociétaire du théâtre Français, rivale, consœur et amie de Sarah.
Rien ici d’un truc, pitch ou béquille, rien à voir avec ce procédé que nos professeurs naguère nommaient du joli nom d’introduction “fausses-fenêtres”, mais le moyen d’inscrire cette existence dans la pratique permanente du métier et celui de rendre à l’art dramatique un peu de son prestige, égaré aux carrefours de nos villes.
Pour l’artiste véritable – comédien, écrivain, cinéaste, peintre…. Chaque souffle, regard, perception, émotion, expérience se fait matériau. À ce titre, il n’existe pas ou ne devrait pas exister de biographie de la vie improductive et c’est, hourrah hourrah !, le cas ici. Pas de remplissage épocal…. De touches de couleur locale, pas de gras, en dépit de la subtilité grave de la réflexion préliminaire.
Le théâtre donc. En ce temps, nôtre, où de hangars en hangars, cet art populaire – jadis véritable élitisme pour tous – ne semble plus occupé qu’à fabriquer de la citoyenneté en série, à moins que, privé désormais d’autre langage que le langage des corps, ses artisans ne prétendent se substituer, plasticiens, éclairagistes, chorégraphes, architectes, aux concepteurs de mondes. L’un se figure professeur de morale et l’autre théologien, tandis qu’avec la régularité d’un métronome, le nombre de mots disponibles se raréfie dans les cervelles et les bouches des écoliers de France, leurs maîtres, leurs parents et leurs chiourmes.
Qu’a à dire à notre temps, encombré de milles gloires, la trajectoire d’une gamine surnuméraire, enfant de putain au sens propre, mauvaise gagneuse, trop maigre : laide, selon les critères du jour, de surcroît affublée – cumularde – d’une indomptable crinière rousse, cette gosse difficile -on le serait à moins ! – devenue, en dépit des obstacles, quasiment à la seule force de son poignet et de son hystérie salvatrice, monument national, figure digne, selon Paul Morand qui, pourtant, jugeait la France un peu encombrée de ses coreligionnaires, d’incarner, à elle seule, le génie d’une époque ?
Pas mal de choses qu’Elisabeth Gouslan exprime fort bien par la bouche de Julia.
Never complain never explain. Chacun avec son propre jeu devra terminer la partie. Aller mieux, développer son moi, calmer son hystérie, apaiser ses névroses, le programme commun aurait avorté la Diva en puissance ! De toute sa douleur, de toute sa rage et de toute sa misère, comme de l’inutile tendresse offerte à une mère incapable de voir en elle une chance, un bonheur, un trésor, Sarah Bernhardt a servi les enfants du Paradis.
Le théâtre, comme le music-hall, puis le cinéma en ses prémices, longtemps, a constitué le refuge où, écrasés de fatigue et de chagrin, les samedis soirs après le turbin, les opprimés vivaient une autre vie que la leur, entendaient et parlaient une autre langue : retrouvaient, spectateurs, l’élan de la jeunesse quand leurs femmes étaient belles encore de n’avoir pas été épuisées de labeurs et de maternités et elles, leurs compagnes, se souvenaient du temps où leurs maris ou compagnons ne buvaient ni ne se lamentaient… Ce temps où ils pouvaient sourire, avant d’avoir perdu jusqu’au goût de la vie.
Rien à voir avec le théâtre des Opprimés, seulement de quoi rêver une autre vie que la sienne, loin d’ici la boue est faite de nos pleurs. Pour une journée, une nuit, résider en Romancie, en Poésie, envoûtés et conscients.
Pas citoyen ? Camarades Brecht ou Vilar, serviteurs du Parti, de Vichy, de l’éduc nat, de la Reconstruction…. Faudrait voir…. Pas de figure plus féministe que celle de l’Actrice, mention spéciale à Mérimée pour avoir, composant Le Carrosse du Saint Sacrement donné vie au personnage de la Périchole et rêvé, gloire à lui, Carmen. Avec la Scandaleuse, sur la scène et en ville : c’est Sarah qui choisit…
En rentrant du théâtre, en entendant Paris bruire du récit de ses frasques, chaque femme est cette Périchole, qui tourne la tête à chacun, vice-roi, torero ou bien simple mortel, et qui en son for intérieur sait n’aimer peut-être, Célimène, que l’amour, l’instant où la présence de l’un fait chavirer l’autre, avec toujours un bref moment d’écart, l’instant où s’écrit le poème, se noue la tragédie… Magie de l’irresponsabilité, délices de la frivolité dans un monde brutal…
Ce que Paris a perdu avec le boulevard du Crime ne se retrouvera plus… cet afflux de perceptions, nées du verbe en acte agissant à leur tour sur le spectateur non pas au seul niveau de l’intellect : Mesure pour mesure permet de comprendre la puissance du pardon ; Le Cid, le fonctionnement de la féodalité… Mais au niveau des tripes et du cœur. Pourquoi et comment ai-je, moi, spectateur, spectatrice, oublié d’être l’auteur de ma vie ? À quel moment ai-je lâché prise ? Le moyen de remonter sur le ring ? Une représentation réussie, à l’instar d’un rêve heureux, remet en marche toutes les horloges biologiques et fait de la journée suivante la première de nos vitae novae !
Lire cette vie de Sarah B. réchauffe le cœur pour mille raisons. L’une d’elle, à l’avance anti wok et très ardent démenti des délires de Monsieur B.C. de Sainte- Résilience, Sarah B. sut chevaucher sa douleur native et faire de sa “folie” la cavale de sa pratique. On la traitait de sale juive ! Et après ! En quoi était-ce son affaire à elle, élevée si loin de toute tradition, qu’elle songea, adolescente, à se faire religieuse pour contenter le besoin d’absolu et de beauté, que la passion du théâtre et elle seule comblera ? Oui, la France républicaine était « antisèm » de s’être vue imposée de jure d’aimer les juifs, au lieu de laisser, comme ce fut le cas en Angleterre, les juifs se distinguer au point qu’on vit l’un d’eux, offrir des primevères à une reine solitaire et ensuite, sa statue à l’Abbaye de Westminster. Lui aussi, Benjamin Disraeli, petit-fils d’un joueur de mandoline vénitien, était doté d’un tempérament hystérique – il en faut pour s’imposer en territoire hostile ! – qui prétendait se déguiser – cape noire doublée de soies tapageuses – pour que l’on regarde ses vêtements et non son nez ! Et alors ? Disraeli eût-il dû faire procès à Peter and Paul ou fit-il mieux de suivre son chemin, s’adonnant comme Sarah plus tard, lui aussi plébéien, au plaisir aristocratique de déplaire, jusqu’à ce qu’elle et lui devinssent rois et reines, l’une des quatre couleurs et lui de cœur !
Certes, il fallut à la bourgeoisie française découvrir l’adulation que les New-Yorkais portèrent à Sarah, pour s’intéresser à elle ! Les potes de Drumont, en attente de l’asile où il irait mourir à la suite de son père, pouvaient organiser la bronca ! Sarah se sentait Hugo, le soir d’Hernani et Diaghilev, la nuit du 29 mai 1913, nuit de la création du Sacre du printemps, existence anoblie par cet art de déplaire qui lui venait de sa royauté d’artiste. Souveraine, elle affrontait l’adversaire : juive quand on accusait injustement un Capitaine, le reste du temps vestale et amante de Racine, Hugo, Dumas, Rostand…. Parfaitement autosuffisante. Quel amant saurait-il mieux la combler que ce fragment d’un discours amoureux auquel, comédienne, elle aura jusqu’à son dernier soupir répondu ?
Le livre d’Elisabeth Gouslan sera peut-être le dernier ouvrage où la question de l’antisémitisme ne s’invitera pas. À l’injure, répondre par le toupet, au mépris, par un dédain plus grand encore : pas d’autre alternative enfin c’est là la posture que choisirent et Sarah et Pauline Benda dite Simone Le Bargy, puis Madame Simone, à la même époque, affrontant vaillamment les quolibets des lecteurs de La France juive, de “l’Action française” et toute la petite bande, vivant de jeux, de poésie et d’amour avant que rideau ne tombe. Pour Pauline, il tomba en 1914, qui en une année, vit disparaître son ami Péguy, son époux Claude Casimir Périer et le jeune amant qu’elle s’était promis d’épouser à son retour du front : Alain-Fournier. Pour Sarah, il ne tomba que le 26 mars 1923.
Le théâtre, et le succès jamais démenti d’un Bob Wilson ne me fera pas changer d’avis, fut et demeure art de la parole, une des plus hautes formes du discours, la plus belle des figures de rhétorique. Racine et ses litotes, Corneille et ses hyperboles, Dumas et Hugo et leurs divers procédés d’amplification…. Le verbe crée situations et promeut l’acte, qui se meurt en absence, là qu’il éduquait les masses, posant sur leurs souffrances les plus exacts mots des meilleurs des auteurs. La multiplication du théâtre d’images, comme l’appauvrissement des ressources langagières des auteurs dramatiques, du marasme de l’Educ-plus-personne, est peut-être une cause….
Revenons à notre brebis, la belle Sarah, la Délirante [1], en dépit des scandales – liaisons et attitudes, decorum – le fait de dormir dans son cercueil ou de vivre en compagnie de fauves taxidermisés ou vivants dans un luxueux hôtel particulier des Beaux Quartiers – n’était au commencement que fille de personne ou bien fille de si peu. Mère et Tante, jolies à croquer blondes et rondes, baragouinaient, venues en trois bateaux, Varsovie, Amsterdam et Paris, le yiddish, elle, Sarah, la dédaignée parlera la langue de Hugo, de Racine, de Dumas, plus tard celle de Guitry. Le peuple, en ce temps-là, ne se réjouissait ni à Popeck ni au Jamel Comedy club ni aux vulgarité de Messieurs C ou H mais pleurait avec Phèdre de n’être pas aimé d’Hippolyte et avec le petit roi de Rome, en sa prison dorée, la grandeur d’un père et d’un pays humiliés ; avec Marguerite encore, l’ordinaire dureté de l’amant d’une Irrégulière et riait avec Guitry de se découvrir si intimes des Classiques sans avoir ou presque usé leurs culottes sur les bancs de l’École.
Le Poulailler adorera Sarah, qui dut à son talent de devenir l’amie des rois, l’Impératrice d’une ville, à cette heure pouls ou thermomètre du monde ! La ferveur populaire fait les monstres sacrés comme aujourd’hui les animateurs culturels, les pâles gloires muséales qui ennuient les petits et les grands masquant mal le terrifiant fiasco de l’école pour tous.
Rien de tel qu’un boulevard du crime où le public, d’un seul cœur et unique regard, sait qui truque et qui se donne.
La place du théâtre dans une société ne se limite pas à ce qu’en firent nos herméneutes du théâtre antique : éduquer ou inventer le citoyen idéal (celui qui vote selon les vœux des clercs qui ont, cher très cher, estimé Julien Benda, trahi, devenus idéologues et prescripteurs et non pas demeurés les gardiens des valeurs du vrai et du juste), elle a aussi surtout pour fonction de tendre un miroir magique aux spectateurs, un miroir sonore et a-naturaliste, qui tout en donnant à entendre et à voir le siècle, le répare à l’instant par le tour de passe-passe révélé par le bon vieil Aristote, sa fameuse Catharsis.
Et si les derniers clercs selon Benda étaient ou avaient été Sarah, Julia, De Max, Mounet-Sully, Frederick Lemaître, Madame Simone, Béatrice Dussane, Marie Marquet … ces passeurs de verbe, ces bons serviteurs, gardant, sentinelles vigilantes, les valeurs “ éternelles et désintéressées “ aussi loin que possible des passions politiques…. Du théâtre au champ d’honneur, Sarah, venant à peine d’être amputée, visage éclairé par un large sourire chargé d’empêcher qu’on la plaigne, se joignait dès 1916 aux tournées :
Et Béatrix Dussane, une autre grande Dame, altra Prima Donna, l’accompagne. Elle dépeint l’impatience des soldats. Ils attendant que la toile se lève, que résonnent les trois coups et que le rideau rouge dévoile comme un rouleau de la Torah le verbe du poète par la voix et le corps hantés de sa prêtresse, sa Sybille :
Sarah le sent, elle frémit, cette salle lui tient plus au cœur que ne fit jamais public de grande première. Elle vibre toute et sur un rythme qui monte comme la sonnerie de la charge, elle déploie les apostrophes héroïques comme on plante un drapeau sur une position conquise ; elle évoque tous les morts glorieux de notre race et les range aux côtés des combattants d’aujourd’hui. Quand, sur son cri final : « Aux armes ! » la musique attaque La Marseillaise, les trois mille Gars de France sont debout et l’acclament en frémissant. De toute les Sarah, celle qui me semble la plus grande, c’est cette vieille femme de génie qui s’en était venue cahin-caha dans sa petite chaise et sur sa pauvre jambe, donner son cœur flamboyant et son vaillant sourire aux pauvres gens qui souffraient pour nous.
Cabotine ? Certes. Fausse ? Pas entièrement.
La vie est ainsi faite, que la sincérité ne puisse exister entière contrairement à ce que nous vendent les nouveaux Indignés. Au théâtre toujours, le simulacre se fait vérité… c’est là tout le mérite de ces cérémonies laïques où le miracle de la transsubstantiation – celle de l’acteur en personnage ! – a lieu. Tout le secret des Divas tient à ce lien mystérieux qui les unit à la foule anonyme par l’intercession du poète absent. Que l’idée de cette vieille gueule, de trop de fards et de liftings, abîmée, cassée ; ce corps unijambiste d’avoir, tout à la passion du théâtre, négligé de prendre soin de lui, me plaît de se confondre dans l’imaginaire national avec ces Troufions, spectateurs du théâtre aux Armées, spectres futurs d’une gloire peu certaine ou à jamais, pauvres Chabert déjà, revenants avant même d’être partis.
Là où spectateurs et actrices s’unissent… Le théâtre demeure le lieu unique entre les lieux où à quatre-vingt ans passés, on vous salue du titre de “Mademoiselle” ; celui où une vieillarde hideuse peut interpréter l’Aiglon ; une femme, Chérubin, qui engrosse la comtesse Almaviva ; Hamlet encore…
Plus anti woke ne se peut (se pouvait hélas !) que ce lieu de liberté où l’Illusion fait rendre gorge à la douleur de vivre et au tragique de l’existence, puisqu’à la fin du conte, les morts se relèvent, saluent et envoient aux vivants des baisers en échanges de bouquets parfumés !
Bref, si l’histoire du théâtre vous intéresse, si la figure de Sarah B. dont le nom a disparu du fronton du théâtre aujourd’hui subventionné qu’elle avait, directrice de troupe et metteur en scène, de ses deniers et de son labeur, acquis et fait prospérer jusqu’à la ruine finale, lisez ce livre d’une assez rare acuité psychologique pour découvrir comment après avoir à 25 ans mis Paris à ses pieds, Sarah y demeura jusqu’à l’heure de sa mort.
Leçon de courage… Si Sarah avait accepté pour époux l’affreux vieux tailleur que sa mère lui avait proposé – le père absent ayant accepté de seulement la doter ! – la ”Voix d’or”, la “Divine”, la “Scandaleuse”, la “délirante”, la “Scabreuse”, le “monstre sacré”, n’eussent pas existé et sa devise Quand même aurait signifié l’exact contraire de ce qu’il signifie pour nous : si belle, boutiquière et mère de famille !
L’art et la manière de déjouer le sort !
Qu’a donc à apporter le récit d’une semblable vie à une génération qui ne connaît que l’épanchement, le regret et la plainte, aux lectrices, – malheureuses, il va sans dire, être née femme serait le pire malheur ! – d’Annie Ernaux, de Didier Eribon et de son disciple Eddy Bellegueule – homo, queer, noir, juif, pauvre etcetera ! – à cette génération, hantée par la malédiction de la reproduction sociale ?
Le plus violent des démentis !
Ce qui n’aurait pas dû être a été…
Le roman est si beau !
De surcroît il est vrai !
Une histoire vécue…
Que demander de plus à un semblable ouvrage ?
Sarah Vajda
Elisabeth Gouslan, Scandaleuse Sarah : La folle vie de Sarah Bernhardt. Archipel, février 2023, 240 pages, 20 euros
[1] Mention spéciale à Pierre SPIVAKOFF qui, en 1974 au Studio des champs Elysées, avait créé Délirante Sarah, du théâtre au champ d’honneur, un des plus beaux spectacles qu’il m’ait été donné de voir, au point que tant d’années après, je me souvienne de son visage fardé et de son maigre corps, enveloppé dans un drapeau tricolore !