Le Bateau-usine en manga
Le jeune label Vega, branche manga des éditions Dupuis, se distingue par un choix résolument qualitatif, aussi bien pour la fabrication que pour la ligne éditoriale. Et la série du Bateau-Usine, seinen du duo parfait Harada Shigemitsu au scénario et Shinjiro au dessin, est destinée au 12 ans et plus, parce qu’il est violent, explicite, mais il devrait être interdit aux -16 ans tant il contient des images et des propos gores, malsains, psychologiquement déroutants, violents et sexuellement explicites… Et parce qu’il est une immersion dans un monde dur fait de règles écrites et de loi du plus fort, qu’il est l’illustration d’une pensée politique et sociétale complexe.
Un roman monstre
Le Bateau-usine est d’abord un roman majeur de la littérature japonaise du XXe siècle. Roman monstre, pamphlet contre la société capitaliste qui deshumanise et transforme la société en bagne permanent pour les travailleur. Takiji Kobayashi (1903-1933) utilise le bateau-usine, du huis-clos absolu dédié à la seule productivité. Son travail littéraire et son engagement politique auprès des partis ouvriers en font une cible privilégiée du gouvernement réactionnaire. L’œuvre est une vraie charge contre le capitalisme et une sublime défense de la classe laborieuse. L’auteur meurt des suites des tortures subies lors d’un interrogatoire par la police politique, il est arrêté du fait de son adhésion au Parti communiste…
Le Bateau-usine est publié en France par les éditions Allia, qui en donne la présentation ci-dessous.
Un pêcheur que le tumulte de son propre cœur empêchait de dormir était monté sur le pont. Éprouvé par le surmenage, il avait le coeur malade, le teint verdâtre, la peau boursouflée. Il s’était appuyé au bastingage, son regard perdu dans la glu de la mer. Si ça continuait, l’intendant allait finir par le tuer. Mais quelle tristesse de mourir comme ça, dans ce lointain Kamtchatka, et en plus sans pouvoir toucher terre. – Il se laissait entraîner par ses pensées. C’est alors qu’il aperçut les deux silhouettes parmi les filets.
Le Bateau-usine nous plonge en pleine mer d’Okhotsk, dans le Pacifique, zone de tensions entre l’Union soviétique et le Japon. Nous embarquons à bord d’un bateau de pêche, où le crabe, produit de luxe destiné à l’exportation, est conditionné en boîtes de conserve. Marins et ouvriers travaillent dans des conditions inhumaines et subissent la maltraitance du représentant de l’entreprise à la tête de l’usine. Un sentiment de révolte gronde. Un premier élan de contestation échoue, les meneurs sont arrêtés par l’armée. Mais un nouveau soulèvement se prépare.
Allégorie du fonctionnement du capitalisme, ce bateau-usine permet à l’auteur de dénoncer la collusion d’intérêts entre l’État, l’industrie et l’armée, dans une zone géographique extrêmement sensible. En même temps qu’il déplie les enjeux de l’impérialisme et de la colonisation, l’auteur élève le collectif en force vive d’opposition. Seul le groupe peut mener le combat à la victoire. Ce récit bouleversant, directement inspiré de faits réels, place le lecteur au cœur de cet engin amphibie, provoque un puissant sentiment d’empathie avec ces hommes et les aspirations violentes qui les animent. L’oralité d’un roman-documentaire, l’écriture incisive choisie par Kobayashi ainsi que la narration en style direct amplifient ce phénomène d’identification, qui rejaillit sur la lecture elle-même, appel à la révolte en soi.
Traduit du japonais par Évelyne Lesigne-Audoly, février 2015, 176 pages, 9 euros
Une série en 5 tomes pour public averti
Déjà adapté en un one-shot chez Akata en 2006, la nouvelle adaptation manga du Bateau-Usine chez Vega comptera 5 tomes. 3 ont parus à ce jour. L’auteur nous plonge tout de suite dans cet univers carcéral que représente le bateau usine, et dans l’ambiance délétère qui a fait le succès du roman. Une ambiance lourde et poisseuse…
Tome 1
Une fois de plus, le bateau-usine part en quête de nourriture. Une fois de plus, l’angoisse étreint la population de marins devant embarquer pour une campagne de plusieurs mois sous l’autorité d’un capitaine sadique et cruel. Ils savent tous que tous ne reviendront pas, dévorés par une créature aquatique mutante, ou succombant sous les coups de fouet du capitaine. Mais dans ce futur post-apocalyptique, où l’eau a disparu, où les bateaux voguent dans les airs, où les crabes et les pingouins font la taille d’un éléphant, peu de choix s’offrent aux marins. Sinon peut-être celui de mener une révolution à bord !
Septembre 2023, 192 pages, 8,35 euros
Tome 2
Brimés par un capitaine sadique, isolés au milieu des océans, malades, harassés par leur travail, ces hommes découvrent la réalité d’un métier impitoyable. Ramenés au rang d’esclaves, les marins subissent la loi du bord, avec ses clans et ses perversions. La violence permanente, les vols, les agressions, les viols de jeunes marins, cet univers dépravé tenu par la seule autorité d’un capitaine sadique prônant une loi du plus fort appliquée à grand coups de fouet. Néanmoins la campagne de pêche doit se poursuivre, pour attraper des oursins géants, ou se confronter à des pingouins mutants.
Novembre 2023, 192 pages, 8,35 euros
Tome 3
Dans ce monde décharné, où la précédente guerre a fait s’évaporer les océans, le bateau-usine poursuit sa mission sous l’empire violent d’une contremaîtresse sadique. Pour attraper les crabes géants, rien de tel, selon cette dernière, qu’un appât humain. Luca, à la tête de la révolte sociale sur le bateau, est ainsi désigné appât volontaire. Mais une catastrophe survient, lorsqu’un des préparateurs goûte une chair de crabe empoisonnée. C’est toute la production du bateau qui risque d’être contaminée. Impitoyable, la capitaine décide de passer ce fait sous silence et de vendre la production empoisonnée. La révolte gronde à nouveau dans les cales du bateau-usine.
Février 2024, 192 pages, 8,35 euros
Loïc Di Stefano