Demeure l’absent, prière pour le disparu de Séverine Pirovano

revoir de mémoire

Demeure l’absent. Ce pourrait être le titre d’une prière. C’en est une, puisque ce récit d’une enquête n’est autre que celui d’une quête, Séverine Pirovano s’appliquant à retrouver un oncle disparu qu’elle n’a jamais connu.

L’ouvrage est publié aux Éditions du Petit Pavé. Maison d’édition angevine, régionale, dont le nom pourra peut-être faire sourire… Mais, disons-le d’emblée, il est heureux qu’il existe des éditeurs indépendants assez avisés pour publier un livre tel que Demeure l’absent et capables de compenser ainsi l’aveuglement de certains grands éditeurs parisiens.

Bien sûr, a priori, ce court récit de cent vingt pages peut sembler ne présenter d’intérêt que pour des lecteurs touchés directement par le sujet, autrement dit pour une poignée de gens appartenant à la même famille, mais le sujet dépasse très vite son cadre « familial » pour placer tout lecteur face à certaines interrogations fondamentales de l’Histoire et de la littérature. Le sujet, c’est le destin d’un personnage dont l’auteur ne savait pas grand-chose : au départ, Séverine Pirovano a simplement entendu parler de cet oncle Joseph qui, en 1945, n’est pas revenu du camp de concentration où il avait été déporté. Il y a, certes, cette boîte qui contient quelques lettres qu’il avait pu écrire ici ou là, mais plusieurs d’entre elles, devenues avec le temps indéchiffrables (quand elles n’avaient pas été d’emblée cisaillées par la censure), ne font que rendre l’Absent plus absent encore.

L’enjeu, toutefois, pour Séverine Pirovano n’est pas vraiment de faire revivre ce disparu. Car, même si le travail de résurrection est souvent défini comme l’une des origines et l’une des missions premières de la littérature, c’est aussi un peu une trahison. Faire revivre les morts, n’est-ce pas les tuer d’une certaine manière, puisque c’est oublier le fait même qu’ils sont morts ? Ambiguïté du titre : Demeure l’absent ne signifie pas tant que l’absent est toujours là que l’absent demeure, à jamais, en tant qu’absent. Dans le meilleur des cas, demeure pourrait bien n’être qu’un subjonctif de souhait, qu’un vœu pieux : puisse demeurer l’absent…

Alors, que faire ? Que reste-t-il d’autre que le présent ? Faire revenir son oncle ? Non. En revanche, Séverine Pirovano peut tenter d’aller vers lui, en marchant sur ses traces, en suivant un parcours qui nous ramène au sens originel du mot histoire : « l’enquête ». On ne saurait évidemment reprocher aux historiens d’aligner des chiffres et d’évoquer les millions de morts d’une guerre quand une guerre a « fait » des millions de morts, mais la monstruosité même de ces chiffres leur confère une très inhumaine et très scandaleuse banalité. La liberté, puisque c’est ce dont au fond il est question ici, est par la force des choses une affaire individuelle.

Le récit que nous découvrons n’est pas toujours à proprement parler un récit. C’est souvent un dossier, une succession de documents, de réponses — à maintes reprises négatives — émanant de différentes personnes ou organisations auxquelles, au fil des mois, Séverine Pirovano s’est adressée pour retrouver les pas du disparu. Tout cela, évidemment, piétine, et toute cette paperasse devrait être très ennuyeuse. Or c’est tout le contraire : toutes ces pages sont marquées par une tension permanente. Parce qu’on sait, parce qu’on sent que ce piétinement avance, et que l’enquête va aboutir.

L’enquête va aboutir, parce que, même s’il y a ici ou là des lacunes qu’on ne pourra jamais combler, il se dégage, page après page, toute la contradiction grotesque des systèmes totalitaires : qu’ils le veuillent ou non, il leur faut bien, pour broyer et effacer l’individu, tenir compte de son individualité. Même quand ils réduisent l’identité d’un homme à un numéro, il faut bien donner à chacun un numéro différent. Alors, oui, la déportation des hommes a consisté le plus souvent à les traiter comme du bétail, mais il reste très fréquemment des papiers, des témoignages qui permettent de retrouver les traces de chacun.

Et c’est la raison pour laquelle, malgré l’objectivité administrative avec laquelle la narratrice s’efforce de conduire son enquête, il lui est difficile et il nous est difficile de ne pas réagir, de ne pas sursauter devant certaines absurdités perverses de l’Histoire, à commencer par la raison de l’arrestation de Joseph. L’oncle Joseph travaillait à la poste. Il fut dénoncé parce qu’il prenait soin d’intercepter et de détruire… les lettres de dénonciation.

Et que dire de l’échelle des indemnités accordées après la guerre par l’État français aux déportés revenus des camps ? Elles étaient moindres pour les juifs, ce qui n’était, bien entendu, que justice, puisque les juifs n’avaient strictement rien eu à faire pour être déportés. Même Pierre Desproges n’aurait pas osé aller jusque-là.

On aurait cependant tort de penser que la lecture de Demeure l’absent détruise chez le lecteur toute foi en l’humanité. Dans l’une des dernières pages surgit, bouleversante, la résurrection de Joseph, cette résurrection qu’on ne cherchait pas, mais qui, ici, s’impose, implacable, parce que, pour une raison que le lecteur découvrira lui-même, Joseph n’est qu’un parmi d’autres à revenir — ou plutôt à demeurer — parmi les vivants. Passé un certain stade, il est vain de prétendre distinguer entre Histoire et littérature.

FAL

Séverine Pirovano, Demeure l’absent, Éditions du Petit Pavé, février 2019, 14 euros.

Boojum soutient les éditeurs indépendants, et vous invite à parcourir le site des éditions du Petit Pavé

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