Stéphane Barsacq, entre ciel et terre
Proposé comme une suite à son sublime Mystica, Météores, le nouveau texte de l’écrivain, préfacier et éditeur Stéphane Barsacq, se présente comme un abécédaire intelligent et décalé, faisant le point, dans son élévation, sur notre effondrement.
contre la crise de civilisation
Que faire en période de crise des institutions, voire pire, crise de civilisation ? Il y a ceux qui descendent dans la rue, et qui luttent contre les pouvoirs en place ; il y a ceux qui restent chez eux, et écrivent pendant l’effondrement. Ceux-là ne sont ni dans le déni ni dans la fuite. Détrompez-vous ! Ils savent bien que le monde s’écroule autour d’eux ; que l’espèce est désormais menacée ; que la nature est en péril ; que la civilisation dans laquelle ils vivent et qu’ils aiment, se délite inexorablement. Mais ils savent aussi qu’ils sont impuissants à empêcher cet effondrement.
Or, à tout prendre, si effondrement il y a, autant ne pas s’affoler et écrire. Lorsqu’on lit cet abécédaire, on a sans doute le sentiment qu’il a été rédigé pendant l’affaissement et la destruction progressive de la civilisation dans laquelle l’auteur puise ses lueurs et ses inquiétudes, en tenant la difficile question de l’amour et de la grâce. On a aussi le sentiment d’une fin de partie inéluctable, puisque cette civilisation ancienne s’éteignant paraît laisser naître une nouvelle dans laquelle l’homme n’aurait peut-être plus tout à fait sa place. Mais il n’est pas question pour autant, de cliver le discours. Car, ce recueil n’a pas pour but de nourrir la polémique, ni l’égrégore des temps mauvais. À la « contagion des ténèbres » ces pages proposent quelques paroles immémoriales. Comme pour conspuer l’air du temps, purger les passions tristes et reprendre la main sur tous nos démons.
abécédaire de sagesse
Sous la forme d’un pont suspendu entre ciel et terre, cet abécédaire est donc le fruit de cet amour pour la sagesse, amour pour son destin. On imagine l’écrivain à sa table de travail, poursuivant la lourde et noble tâche d’écrire pour sauver ce qui peut l’être encore de la disparition. Stéphane Barsacq, sur l’île qu’il a pour habitude de parcourir, en connaît bien le vent et les tempêtes ; il en connait la « mélodie », qui lui rappelle que tout, mais absolument tout, nous informe « que nous sommes des hôtes de passage ».
C’est donc en « pèlerin », en marcheur que Stéphane Barsacq parcourt cette époque de ruines, époque de haines aussi, où le chaos nous inspire une sorte de théâtre tragique fait d’ombres et de fatalité, allant à l’écoute de l’appel du large devant lequel « on plie ».
De « Adam » à la lettre A à « Zweig » à la lettre Z, on parcourt des chemins de traverse, côtoyant tour à tour des écrivains, des philosophes, des peintres, des musiciens, des écrivains, des figures historiques. Entre aphorismes et textes d’admiration, Stéphane Barsacq parcourt le patrimoine de l’humanité avec enchantement et délice ; ce patrimoine qui est nôtre, et que l’on a le devoir de léguer à notre tour aux générations futures.
Mais ce patrimoine en péril, devant l’acculturation grandissante, les périls contemporains et le déni de la culture (« non essentielle » selon certains !), Stéphane Barsacq en prend des brides, en retient une lecture, nous transmet son approche, son analyse, comme on prendrait la main de quelqu’un pour lui faire traverser la rue.
un éclaireur de notre temps
Ne se posant jamais en professeur ni en maître, Stéphane Barsacq se propose d’être un éclaireur. Il lit des auteurs, écoute des mélodies, regarde les paysages se défaire devant ses yeux. Il conte des anecdotes littéraires ou historiques, en amateur éclairé, capable encore de s’émouvoir devant la beauté, d’admirer le génie et de reconnaître le talent, ce qui devient rare de nos jours.
Que l’on ne se méprenne pas ! Stéphane Barsacq n’est pas homme du passé. Il est bien un écrivain capable de comprendre son époque. Et, ce qu’il déteste, c’est cette laideur désormais ordinaire ; « avec les années, écrit-il, je ne supporte plus, et déjà physiquement, les discours, si confus et si vulgaires, dédiés à la laideur, qui est toujours une régression […] » ; ce qui l’insupporte désormais c’est « cette violence banalisée […] qui marque la défaite de l’humanité. » Le constat cependant n’est pas suffisant. Il lui faut l’antidote : « Haydn, Mozart représentent l’antidote absolu ; ils sont eux-mêmes des hommes de leur siècle. Tout y est de l’essentiel à mes yeux, qui justifie cette vie : la liberté, l’enjouement, la gravité contenue, la fantaisie contrôlée, la méditation profonde qui retient ses pires abîmes, et s’ouvre, avec espoir, aux cieux — autrement dit, ni les salons ni les grandes orgues. »
Cet abécédaire est une sorte de paraclet, à la fois défenseur et consolateur, il refuse la contrefaçon. Il refuse la barbarie sous ses propres fenêtres, la défaite de la pensée, le nivellement de la littérature, la décadence, l’indignité des dictateurs modernes. Ce n’est pas forcément un ouvrage qui propose des clés pour comprendre ce siècle naissant, mais au moins, des pistes pour mieux résister à l’air du temps, aux lunes postmodernes de cette époque, et ses lubies comme autant d’illusions macabres que nous sommes sommés de croire.
le monde en-dedans de nous
Stéphane Barsacq nous montre que l’on peut redécouvrir un monde, non pas oublié, mais enfoui en-dedans de nous. Il nous montre comment il a retrouvé ce monde enseveli en lui ; il nous indique comment revenir à tous ces trésors qui nous touchent, nous élèvent au milieu des cendres, des décombres, dans ce qu’il y a sûrement de plus monstrueux dans cette époque ; Stéphane Barsacq nous propose une conversion, sans snobisme ; il n’y a rien de la préciosité de l’érudition pour l’érudition ici ; son style est celui de l’écrivain qui se laisse entraîner par les fulgurances des siècles précédents et leurs revers.
De cette traversée du désert, que nous nous apprêtons à entreprendre, Barsacq vient en chercher le meilleur, rappelant que Nietzsche « assurait qu’il était pris dans un mouvement de croissance » ; rappelant aussi, et à juste titre, que le désert ce n’est ni la désertification ni le néant ; sûrement que, dans ce long moment, l’immense traversée de ce « lieu de la plus dure des marches, telle que la vie l’est toujours en ses détours », s’effaceront devant et derrière nos pas les notions d’ici et d’ailleurs, de temps et d’espace, pour laisser place à nulle autre chose que l’absolu lui-même, autrement dit, « ce qui n’est pas en devenir, ni ne peut mourir — l’égalité dans la dissemblance, sans avant, ni après, l’espace d’un temps perpétuel, où la gauche vaut la droite, et où le ciel est une mer chauffée à blanc : le miroir liquide de ce que l’on foule ».
l’espoir d’une renaissance
C’est ainsi que l’on comprend que la sécheresse de notre époque, aussi inintelligente et sans grandeur qu’elle soit, n’est pas l’annonce de la fin de tout, mais celle plutôt de notre renaissance, en allant puiser dans nos ressources intérieures, la nourriture céleste dont on aura besoin pour cette épreuve du grand désert. On ne peut que remercier Stéphane Barsacq pour cette savoureuse leçon de courage et de littérature.
« Lorsque, par un décret des puissances suprêmes, le Poète apparaît en ce monde ennuyé », écrivait Baudelaire, racontant l’arrivée au milieu des ténèbres de l’artiste éclairé. Quand le regard de l’écrivain vous porte à regarder des zones ignorées, ouvre à des révoltes métaphysiques, libérant les insoumissions individuelles ou collectives cachées en chacun, y compris en lui-même ; lorsque cette haute littérature vous apporte autant de compréhension destinée à troubler, de sincérité sur la désolation de votre époque, sur ses égarements et ses errements, sur ses peurs et son désespoir, afin de les transformer par une aspiration au dépassement, un appel au divin, vous refermez ce livre, certains, que la littérature n’est pas morte au XXIe siècle ; qu’elle ne demande même qu’à renaître…
Marc Alpozzo
Stéphane Barsacq, Météores, Éditions Corlevour, septembre 2020, 196 pages, 15 eur