Entretien avec Stéphane Barsacq, l’expérience de la beauté est une constante de l’humanité
Stéphane Barsacq est un écrivain et moraliste pour notre temps. Auteur de plusieurs ouvrages et de nombreuses préfaces, avec ce nouvel ouvrage Météores, il nous donne une suite à son sublime Mystica, Présenté comme un abécédaire intelligent et décalé, faisant le point, dans son élévation, sur notre effondrement, j’ai voulu creuser les thématiques, nombreuses, de cet essai. Je suis allé à sa rencontre.
Entretien
Vous avez sorti récemment un essai intitulé Météores (Corlevour 2020), qui se présente comme un abécédaire, et qui paraît après votre précédent intitulé Mystica (Corlevour 2019). Pourquoi avoir choisi, après la forme de l’aphorisme, celui de l’abécédaire, et peut-on raisonnablement dire que cet ouvrage est la suite du précédent ?
Je vous remercie d’avoir vu le lien entre ces deux livres. Mystica se présente comme une suite d’aphorismes. Bien que cette forme ne soit pas absente de Météores, ce nouveau livre présente d’autres formes : le fragment, l’apophtegme, des vues critiques. C’est également un livre où je cite des auteurs, y compris parmi les saints, et où, pour la première fois, je dis beaucoup de ma biographie sur un mode intimiste. Météores est une suite de pensées à la Nietzsche présentées sous la forme d’un Dictionnaire à la Voltaire, le propre modèle de Nietzsche dans Humain, trop humain, — Voltaire qui souhaitait réduire les livres à leur suc et cinq cents ou six cents pages à quelques lignes. J’ai fait en sorte que les propositions se renvoient les uns aux autres selon le principe de composition de Rimbaud.
Quelles différences alors d’un livre à l’autre ?
Mystica se voulait une continuation d’auteurs que j’aime, et sur lesquels j’ai écrit : Simone Weil, Cioran, mais aussi bien La Rochefoucauld, Vauvenargues, Chamfort, Rivarol, Oscar Wilde, Paul Valéry ou André Suarès. Sur le fond, Mystica était une réponse à ceux qui ont fait de « la mort de Dieu » un Dieu de la mort. Comme l’a écrit le Prince de Ligne en tête de Mes écarts ou Ma tête en liberté, ce livre d’aphorismes était délibérément et joyeusement « opposé aux préjugés reçus pour être du goût de ceux qui en sont esclaves. » Dans Météores, je développe l’idée suivante, qui succède à la question du Dieu présent et en devenir : comment se tenir droit dans un monde où tout cède ? Je dis les objets de mon affection ; je distingue ce qui m’a permis de me relever ; je cherche à transmuer mes émerveillements en espérances. Météores ne vise qu’un dessein : dire hautement et nettement ce et ceux que j’aime. C’est un précipité du paradis que j’emporterai, et que je crois profitable à chacun.
Votre plume est lucide sans jamais être cynique, pessimiste sans jamais être désabusée. Vous voyez avec beaucoup de clarté le déclin de notre civilisation, le délitement de notre culture classique, l’effondrement d’un monde, le nôtre, mais jamais vous ne vous apitoyez, vous ne geignez.
Que tout aille mal, qui irait prétendre le contraire ? C’est une vieille histoire depuis les aurores de l’humanité ! Il s’agit toutefois de ne pas être un forçat volontaire de la Tragédie. Nous n’avons connu ni déportation impromptue ni mise à mort sommaire, ni non plus guerres ou famines, bombardements ou pilonnages. Ce lot n’est pas celui de millions de personnes dans le monde, parfois aux portes de l’Europe, — je pense à tous ces Arméniens abandonnés. Quand j’étais plus jeune, je me suis beaucoup impliqué dans l’aide aux pays du Tiers Monde. J’ai été en Afrique, j’ai vu la misère, mais aussi une sorte de joie qui exclut tout désespoir. Mon expérience africaine, étalée sur plusieurs années, m’a prouvé que nous étions parfois plus tristes à Paris que nombre de malheureux que je pouvais croiser au fond de la brousse. Dès lors, j’ai cessé de m’apitoyer sur moi-même, sans jamais cesser de vouloir être lucide sur le monde. Cette expérience africaine est à l’origine de mon livre sur Rimbaud. Pour le reste, tout va à la nuit. Mais n’est-ce pas le propre de l’Occident depuis son origine ? Jamais comme à notre époque les horizons n’auront été à ce point élargis dans tous les domaines, ni l’ignorance, sur fond de bêtise, aussi glorifiée, à mesure que l’Occident sait pour la première fois à quoi s’en tenir, et, selon sa loi la plus originelle — l’Occident ou Abenland qui comme le dit le mot allemand est le lieu où le soir tombe —, précipite sa chute, – hélas inexorablement.
Dans les ténèbres, vous semblez cherchez une lumière, sûrement une lumière à la fois mystique et divine. Celle-ci vous la cherchez dans les textes des anciens, les traités philosophiques, les vers des poètes ; vous les cherchez chez les musiciens, les écrivains, les penseurs, les artistes. Pourquoi ce choix ?
Quand j’ai été en âge de me poser des questions sur le sens de la vie, j’ai été curieux de toutes les religions, en particulier du christianisme, au sein duquel notre monde a grandi. Force est de constater, quoi qu’on en dise, qu’il y a un fossé entre les bâtisseurs de l’An Mil et les manécanteries dans lesquelles j’ai pu chanter ou dans les paroisses où j’ai pu m’arrêter. Dans sa volonté de retrouver un élan originel, les réformes introduites par Vatican II ont sans doute plus fait pour détruire l’Eglise que vingt siècles d’imperfections sur fond bleu marial. Dès lors, j’ai cherché des point d’appui en tâtonnant. J’ai été obligé de reconnaître qu’il y avait plus de profondeur mystique chez Cocteau que dans les homélies de Mgr Vingt-Trois. A votre avis de qui sont ces phrases ? « Je préfère Dieu au Saint Sacrement. Je ne poursuis pas le succès. La grande leçon du Christ, c’est la réussite par l’échec. » Ou encore : « Jadis on travaillait afin d’embellir le monde et par enthousiasme. On luttait pour vaincre la mort. Aujourd’hui, nous travaillons tous afin d’oublier le monde où nous sommes obligés de vivre. » Ou enfin : « Dieu nous pense et ne pense pas à nous. » Seul un grand poète pouvait les dire ! Peut-être la raison tient-elle à ce que les artistes côtoient l’invisible, sans en avoir honte ou avoir à s’en excuser : elle le tremplin d’où leur talent peut s’élancer et jeter des filets au loin. Un musicien athée dans l’obligation de chanter Bach a plus de rapport à la Déité qu’un prêtre qui croit que la politique lui fait l’obligation d’épouser toutes les charlataneries de ce monde. Il y a une innocence chez les artistes qui fait d’eux des anges au sens du mot « messager ». Déjà chez les Grecs, on considérait à raison que la création ne pouvait s’exercer que grâce aux Muses ou au Daïmon — une vue qui n’a rien de naïve, — une vue qui dit que l’art est un dialogue, où, comme l’a affirmé Rimbaud, « Je est un autre », où l’Autre devient notre Je. Maintenant, je n’ai pas abandonné ma course en chemin. J’ai beaucoup fréquenté les Pères de l’Eglise, j’ai pratiqué les penseurs si profonds de l’Orthodoxie comme Nicolas Berdiaev ou Paul Evdokimov : ils m’ont semblé parler un langage grâce auquel les siècles s’ouvraient, où je pouvais être le contemporain des premiers témoins de la foi dans sa vérité la plus vive.
Ce qui ressort de votre texte, c’est la jubilation, la joie d’exister, le bonheur de l’écriture. À l’entrée « Apocalypse », vous rapportez ces mots du merveilleux du poète Imre Kertesz : « Notre époque est celle de la vérité, c’est indubitable ». C’est le propre de l’apocalypse, qui est emprunté au latin apocalypsis et qui veut dire « révélation » « voile qui est levé », ou dans le langage courant : « fin du monde ». Pensez-vous que c’est dans la fin du monde que ce qui a toujours été caché aux hommes sera découvert ? Pensez-vous que nous vivons aujourd’hui ce moment de fin du monde ?
Vivons-nous la fin du monde ou la fin d’un monde ? C’est tellement difficile à dire. Je suis frappé de la permanence des phénomènes historiques qui sont en définitive aussi linéaires que cycliques. Qui eût pu prévoir la naissance de l’Etat d’Israël et ce qui s’en est suivi, soit le phénomène majeur de la seconde moitié du XXe siècle, à égalité avec le réveil de la Chine ? Qui eût pu prédire le retour de l’Islam politique, à partir de 1979, et la concurrence que se sont livré sunnites et chiites ? Nous-mêmes, nous avons assisté à la fin de l’URSS. Or qui eût pu prévoir que l’Eglise Orthodoxe serait de nouveau chez elle dans la sainte Russie ? Sur ce dernier point, rendons hommage à Alexandre Soljenitsyne qui l’avait pressenti, ce même Soljenitsyne qui a été prophète de bout en bout. A bien des égards, la crise sanitaire que nous vivons, à laquelle s’ajoutent d’autres crises – culturelle, spirituelle, économique – peut laisser à penser qu’un monde s’en est allé, et qu’il s’en va tous les jours un peu plus, parfois sous les coups de boutoirs de mots d’ordre, dont la sincérité est sujette à caution : le slogan publicitaire n’est jamais innocent d’arrière-pensées. Mais, somme toute, n’est-ce pas déjà l’interjection d’Apollinaire en tête de « Zone » dans Alcools : « A la fin tu es las de ce monde ancien ». Oui, peut-être ? Que disparaisse donc ce monde ancien, comme le voulait déjà saint Paul, que cite Apollinaire, sans le mentionner ! Et qu’on relise la suite de ce poème d’une sublime insolence : « La religion seule est restée toute neuve la religion / Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation / Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme. »
Je trouve que votre livre est beau. Je veux dire beau dans son écriture, ses formules, ses énonciations. J’ai l’ai également lu comme une longue méditation autour de la vérité. La vérité est-elle possible ? Déformation, professionnelle certainement. Mais je souhaiterais revenir à l’entrée « Conversion » : « Il y a un seuil où nous quittons le mensonge de la vie et nous entrons dans la vérité pour nous y accomplir ou nous y dissoudre : un ange nous attend sur ce seuil : il nous regarde venir. »
Nous sommes dans l’arrière-pays du platonisme repris par les Pères de l’Eglise. Souvenons-nous que pour Platon et pour les grands grecs, beauté, vérité et justice forment une même musique. Ce qui est beau est juste ; ce qui est vrai est beau ; la beauté est la vérité. Il y va de toute autre chose que de formules : d’une expérience radicale de tout l’être, quand il se tourne vers le centre des choses, d’où irradie une lumière qui vient à briser notre ténèbre. Cette expérience, si vous l’avez éprouvée, fût-ce une fois, ne se distingue pas de l’expérience de la conversion, qu’elle soit platonicienne ou chrétienne, je veux dire, au sens fort : le fait de se tourner vers un nouveau centre, d’un équilibre plus fort, plus ferme. L’expérience de la beauté a été une constante de l’humanité jusqu’au début du XXe siècle. Alors on a voulu réinventer la sensibilité : de ce moment a pu être considéré comme beau ce qui était inabouti ou brouillon, au point qu’on en est venu à formuler ces paradoxes : seule la laideur était belle, puis qu’il ne fallait pas considérer les choses sous le prisme de la beauté et de la laideur. Anathème soit celui qui pense le contraire !, a longtemps été le manifeste des avant-gardes. Mille raisons à ce cheminement qui va de pair avec l’industrialisation, les guerres de masse, les progrès de la technologie, le nihilisme de l’Occident. Le divorce entre la beauté et l’art, autrefois réservé à ceux qui possédaient une maîtrise exigeante, est allé curieusement de concert avec le divorce entre les artistes d’élite et le public en général, – si bien qu’on retrouve des traces de beauté souvent ailleurs que dans les productions artistiques. Pour moi, j’ai essayé de dire ce que je croyais, et de le dire avec force. Il fallait donc viser la perfection. C’est-à-dire dire des choses qui soient belles, justes et vraies. Et sur quoi ? Sur Dieu, l’amour, la mort et autres bagatelles, pour reprendre le titre que j’avais trouvé au livre de mon ami, Lucien Jerphagnon, qui m’évoquait assez saint Augustin revenu sur terre.
Pensez-vous que cette période de décadence soit justement propice à ce moment ultime de la révélation de la vérité dans cette conversion ?
L’intérêt quand tout vole en éclat est qu’on libre de s’approprier le temps, tout le temps avec une liberté nouvelle. Aujourd’hui, lire Homère est plus insolent que d’écouter du rap, s’adonner à la lecture de Racine promet plus de sensations inédites et interdites que celle d’Emmanuel Carrère. De même, se confronter à saint Isaac le Syrien ou saint Grégoire de Naziance porte une révélation d’une nouveauté tellement radicale dans le climat présent qu’on peut les lire comme s’ils venaient tout juste d’écrire et que nous étions leurs contemporains. Après à chacun de faire son miel. Tout passe par une expérience intime, pas collective.
À vous lire, j’ai un peu la sensation que seule l’écriture peut sauver du chaos. Certes, cette idée peut paraître un peu abstraite pour le lecteur qui nous lit ici, mais vous semblez dire, en citant Georges Steiner à l’entrée « Décadence », que c’est, dans ces moments tragiques, que des génies émergent et sauvent le monde.
L’écriture peut-elle sauver du chaos ? Je ne sais pas. Il conviendrait d’ajouter la lecture. Un bon écrivain est aussi quelqu’un qui a bien lu, et qui lit bien. De même, si l’on n’est pas écrivain soi-même, lire peut être une manière de poser des mots sur des émotions, de se les faire à soi et de renaître à elles. Quand je parle d’émotions, je parle de tout ce qui est d’intelligence avec la lumière du monde. Dostoïevski fait dire au Prince Mychkine dans L’Idiot que la beauté sauvera le monde. A quoi on peut aisément rétorquer que si le monde sera sauvé, c’est d’abord parce qu’il est beau. L’important, quoi qu’il en soit, est de tisser — le mot même qu’on retrouve dans le mot « texte » —, oui, de tisser des liens féconds entre soi et son prochain. C’est dans ce lien que peut naître un salut. Hölderlin pousse l’idée encore plus loin lorsqu’il écrit que si deux personnes s’aiment, un dieu vient à naître. Cette perspective d’une naissance sous le signe du divin est peut-être la seule réponse humaine au chaos qui est de tous les siècles. Autant dire que l’espérance de ce monde ne repose que sur l’amour.
Cela me fait penser à Christiane Rancé (à qui vous accordez une très belle entrée « Rancé (II) ») qui table sur les Saints. Ce seront peut-être les génies et les saints, non ?
Oui. Quand j’étais adolescent, je suis allé à Florence avec, dans ma valise, Des larmes et des saints de Cioran qui venait de paraître. Ce livre a provoqué une grande émotion chez moi. Je me souviens avoir reçu une illumination au couvent San Marco : j’en suis ressorti transformé à jamais. Sans doute ma lecture de Cioran m’avait-elle préparé à ce choc total. Mon amour des saints et des saintes date de ce temps. Christiane Rancé en a, en effet, souvent parlé de ces êtres de génie dans ses livres ; je la trouve d’ailleurs plus profonde que Cioran. Elle a raison de dire que quand tout vacille, ce sont les saints et les saintes qui se lèvent et qui nous sauvent, jamais les politiques. La sainteté n’est pas le fait d’être pur de toute tâche, mais de se sanctifier de l’esprit. De se mettre en soi au diapason d’une musique plus accordée.
Vous accordez dans votre livre une grande place aux écrivains, aux poètes, aux saints, mais aussi aux musiciens et à la musique. Vous écrivez d’ailleurs à l’entrée « Musicien » : « Dieu éclipsé, la poésie liquidée, la littérature exténuée, il n’y a plus guère que la musique pour poser et exposer les dernières questions d’ordre métaphysique ». Ce passage est très intéressant, car, presque deux cent cinquante ans après Kant, qui dézingue la métaphysique, on a l’impression que vous y revenez d’une autre manière, et la plus inattendue d’ailleurs, vous y revenez par l’angle de la musique. Vous semblez dire, le miracle de la vérité ne sera possible que par la grande musique. Ce qui élève entre terre et ciel c’est la musique ; celle de Bach, par exemple, à propos de qui vous écrivez : « Bach a d’abord voulu vivre en Jésus et, par un effet de la grâce, c’est pour avoir voulu vivre en lui qu’il continue de vivre parmi les hommes. […] Preuve est administrée que Bach a eu raison de fonder son espérance contre tout espoir, dans l’espérance elle-même. » C’est très beau !
La musique est le mystère des mystères. Quel homme n’est pas musique, questionnait Shakespeare. On pourrait remonter aux premières théories : celle de la musique des sphères. Quiconque prétend s’abstraire de ce rapport est condamné à sortir de l’humanité elle-même. Mélodie, rythme, harmonie – la complexité de la musique est seule à même de rendre compte du réel, auquel elle rend son silence, qui est la musique où elle se révèle en ce qu’elle est d’intime. « De la musique au silence » titrait Vladimir Jankélévitch ! L’homme n’est homme que par le logos platonicien, le verbe johannique. Mais la musique est plus encore : l’affleurement du divin, de tout ce qui ne peut se dire, et de tout ce qui doit être dit à l’infini. Dans Météores, la figure de Bach est un talisman. J’interroge ce qu’il a permis d’accomplir à Alfred Deller, Kathleen Ferrier, Glenn Gould, Nathan Milstein ou Hans Hotter. De fait, tous les grands écrivains à dater du XVIIIe siècle — la liste est infinie : Chateaubriand, Kierkegaard, Hölderlin, Hugo, Tolstoï, etc. — ont été des prophètes frottés d’esthétisme : des créateurs de religion, dont pas un n’a su retrouver l’accent des Juifs du désert, des pères de l’Eglise. Seul exception peut-être, non pas un écrivain, mais un musicien protestant : Jean-Sébastien Bach.
Je me méfie assez de ce que Gide dit, car je sais qu’il était capable de dire le contraire dans la foulée, de se tromper puis de s’accuser de s’être trompé, pour qu’on le loue deux fois. Ce genre d’écrivains est plaisant, car on sent qu’ils se cherchent, quitte à se contredire, mais, à un autre niveau, il importe de s’en détacher au plus vite : il y a trop de sophismes dans ces faux penseurs. Gide, somme toute, est mort paisiblement et son œuvre ne lui a pas survécu. Robert Mallet avait comparé les réponses devant la mort de trois écrivains. C’était schématique, du moins le résultat avait-il du sens : Paul Léautaud était l’homme, devant la vie éternelle, du Non, Gide, celui du Peut-être, Claudel, celui du Oui. Des trois, le fou a été Claudel ! L’espoir, le désespoir sont des catégories qu’il importe, l’âge venant, de dépasser. Tout dépend ce que nous faisons des choses. Un grand désespoir qui permet de se transcender vaut infiniment mieux qu’un espoir béat et sans objet, autre que celui de sa bonne conscience.
Votre abécédaire est tellement riche, que cela prendrait des jours à se pencher sur chaque entrée. Or, cet entretien arrive à son terme. Peut-être une dernière question. À la lettre Z on trouve une dernière entrée, c’est « Zweig ». Zweig, dites-vous, c’est « une affaire de famille. » Qu’est-ce qui vous lie tant à ce merveilleux écrivain, hormis votre prénom, Stéphane ? Est-ce comme vous dites, votre petite île de Bretagne, à qui il dédie un poème, où cette aspiration à retrouver l’inconnu, l’insoupçonné ? La vérité, en somme…
Zweig est un écrivain avec lequel j’ai cheminé et dont l’histoire, à certains moments, se confond soit avec celle de ma famille, soit avec la mienne. L’un des premiers livres de Zweig porte sur Emile Verhaeren. On aurait étonné celui-ci si on lui avait dit que son commentateur deviendrait plus célèbre que lui, voire qu’on ne le connaîtrait plus que par lui ! Or Emile Verhaeren a écrit une Hélène de Sparte qui a monté en 1912 par la compagnie d’Ida Rubinstein. Il se trouve que ce spectacle avait à l’affiche le nom de mon aïeul, Léon Bakst. Zweig écrit à Verhaeren qu’il a admiré le décor et les costumes de celui-ci ; Ezra Pound écrira à la même époque : « Let us leap with ungainly leaps before a stage scene / By Leon Bakst. » Bakst a ensuite travaillé avec le grand écrivain viennois, ami de Zweig, Hugo von Hofmannsthal et le grand musicien, dont Zweig a été le librettiste, Richard Strauss. Par la suite, il se trouve que mon grand-père et Stefan Zweig ont connu ensemble la célébrité à Paris en 1929. Ce fut à l’occasion du spectacle Volpone, monté par Charles Dullin à l’Atelier. Dullin avait demandé à mon grand-père, âgé de 18 ans, de reprendre les décors d’Antonin Artaud, puis lui avait confié Volpone que Jules Romains venait d’adapter en français : ce fut un triomphe. Benjamin Crémieux écrivit dans la NRF du 1er janvier 1929 : « En écoutant l’adaptation du Volpone de l’élisabéthain Ben Johnson par MM. Zweig et Romains, on a l’impression de faire connaissance avec une pièce retrouvée de Molière, mais d’un Molière déchaîné, évadé de la règle des trois unités et beaucoup plus haut en couleurs. » Toute mon enfance, j’ai eu les maquettes de Volpone sous les yeux : j’ai voyagé à travers elles et leur Venise de fantaisie. Enfin, moi-même, des décennies plus tard, j’ai pu être l’éditeur de trois forts volumes inédits de correspondance entre Romain Rolland et Stefan Zweig. A cette occasion, je suis allé donner une causerie sur Zweig à Grignan. Quelle n’a pas été ma surprise de voir des centaines de personnes présentes. Ainsi l’enchanteur n’avait-il jamais été si vivant ! J’ai pu constater que Zweig est un auteur qui plaît toujours avec son art consommé de la profondeur qu’il a tellement poli que n’importe qui, à le lire, peut voir le reflet de son image. J’ajouterai une raison à sa popularité : son histoire, si poignante, anticipe sur la nôtre : chacun le pressent. Il raconte son exil. Il sent venir la fin. Le monde est déchiré. Il se sait impuissant, sauf par son verbe. Voilà un homme, qui fut le raffinement même, condamné à voir triompher la barbarie et qui y cède, même si son suicide est une manière de dire Non !
Propos recueillis par Marc Alpozzo