Sur la censure, entretien avec Emmanuel Pierrat

A l’occasion de la parution de son essai Nouvelles morales, nouvelles censures, l’avocat Emmanuel Pierrat revient avec Boojum sur cette notion très sensible et très politique de la censure. 

 

 

Vous avez déjà fait paraître un essai sur la censure, Le Livre noir de la censure (Le Seuil, 2008). Pourquoi, alors, un deuxième volume ?

Parce que l’étau se resserre. Il ne se passe pas un jour sans qu’apparaisse une nouvelle affaire, une nouvelle menace, une nouvelle restriction. Pas une année sans que la France vote une ou deux lois liberticides. Il fallait donc compléter le propos et il faudra sans doute le compléter encore.

 

L’art est-il un symptôme ?

L’art me fournit une grille d’analyse sur la société. Je parle beaucoup de l’art, mais pas uniquement.

 

Une loi comme la loi Gayssot, qui vise à réprimer la contestation même de l’existence des crimes contre l’humanité, mérite-t-elle selon vous le qualificatif « liberticide »… 

Toute restriction d’une parole, quelle qu’elle soit, même d’une parole nauséabonde, est une loi liberticide. Je suis très sensible à la lutte contre l’homophobie, le sexisme, etc., mais je suis aussi très attentif à la manière dont on s’attaque à ces maux. Dans un monde idéal, il faudrait passer par l’éducation, et on n’aurait rien à censurer. Mais nous ne sommes pas dans un monde idéal : comme on ne traite pas le mal à la racine, ces lois sont inefficaces et contre-productives. Vous privez de parole un négationniste ? vous en faites une victime… L’éducation est la seule ligne vers laquelle on doit tendre.
Toutes les lois de censure, même les moins bien fondées, ont une raison. Il y a toujours une motivation, qui n’est plus, comme jadis, l’arbitraire du pouvoir en place. Les 450 textes restrictifs ont une base moralement défendable, mais c’est l’outil même qui est problématique. Dans un paysage où la liberté est un principe, une restriction à la liberté peut être fondée, mais ce ne saurait être la solution recherchée en priorité.
Nous ne sommes pas préparés à la liberté absolu de la parole, mais c’est le but vers lequel nous devons tendre, et auquel même les Américains ne sont pas parvenus.

 

On a quand même le sentiment que des lois qui se voulaient universelles sont de plus en plus orientées vers une partie très limitée de la population

On doit écouter la revendication légitime d’une ultra-minorité. Une loi peut répondre à 100 % de la population, mais il ne faut pas considérer comme illégitime ce que mes adversaires politiques appellent le « communautarisme ».
En 1939 le décret-loi Marchandeau interdit les propos antisémites. Ce n’est pas neuf, mais c’est l’écoute qu’on donne à ceux qui portent les revendications qui est nouvelle. Les revendications sont portées par des activistes, mais ce qui m’intéresse et m’inquiète c’est la privatisation de la censure. Le fait qu’une association montée par trois personnes peut amener à une censure lourde. Comment écouter les demandes de droit légitime mais éviter un système qui interdit tout.

La difficulté ce sont les moyens utilisés pour faire valoir des droits.

Je suis contre la privatisation de la censure, mais pas non plus pour le retour de l’état-censure. Il ne faut pas la regretter. Mais quand l’état a commencé à reculer, il a créer un appel d’air aux groupuscules qui attaquent. C’est aussi — voire surtout — la faute du législateur qui créé de plus en plus d’instruments juridiques, et les Tribunaux accueillent bien volontiers toutes ces demandes.

Quand un groupuscule fait un procès, il y a aussi des appels à la mobilisation avec violence, menaces de mort… Quand ils perdent ils se sentent tout de même légitimé dans leur démarches et cela provoque une excitation générale…

La bêtise des gens qui appellent à l’interdiction est très déprimante. Le gens ne contextualisent pas, s’approprient une pensée qui n’est pas pour elle et s’en servent pour attaquer sans avoir tous les éléments pour comprendre.

Aujourd’hui, de tous les camps, on s’envoie un bout de quelque chose en disant : « indignez-vous, c’est une offense » en voulant intervenir sur des œuvres qu’ils ne comprennent pas et qui ne leur sont par nature pas destinées.

Il faut revoir les œuvres dans leur contexte, et réfléchir à la destination de l’oeuvre. La difficulté c’est l’instrumentalisation et l’extrait capté et retransmis : quand le chanteur Damien Saez a utilisé l’image d’une femme dans un chariot de supermarché, photo signée du grand Jean-Baptiste Mondino, pour illustrer son album J’accuse, ses affiches publicitaires ont été censurée car elles faisaient de la femme un objet, alors que c’est justement le sujet qu’il dénonçait lui-même… imprécision, mauvaises lectures… il faut prendre le temps, mais la société ne le fait pas et amenuise ses propres capacités à réfléchir…

 

On va vers une société de simplification. On est dans un système qui projette à travers la culture un monde idéal et absurde dans lequel il n’y plus de débat, plus de place pour la réflexion. C’est dangereux. »

 

 

Censurer, est-ce une lâcheté ?

C’est une facilité. Et c’est pourquoi c’est contestable. Quand un problème de société surgit, le plus simple est de censurer. Après l’attentat contre Charlie Hebdo, Manuel Valls, alors premier ministre, a fait voter une loi réprimant les propos pro-terroristes. Mais poursuivre des gens qui crient « Vive Daesch », est-ce résoudre le problème ?
Après chaque événement, on légifère avec une loi liberticide au lieu de traiter le problème : un peu d’éducation serait plus approprié. C’est évidemment plus long, mais ce serait beaucoup plus efficace.

 

Vers quelle société va-t-on ? 

Une société d’interdits. Avec ce paradoxe qu’on interdit dans la culture et la communication ce qui est encore réel dans la vraie vie. On retouche les photos de Sartre ou de Malraux pour effacer une vilaine cigarette alors qu’on fume dans la rue, à moins que cela n’annonce une envie d’interdire totalement la cigarette dans la vie. Une société de faux-semblants. Le KKK défile avec des croix enflammées, mais aucune chaine de télévision américaine ne montre la une de Charlie Hebdo. On censure le sein de Janet Jackson au Super Bowl, mais on produit parallèlement la pornographie la plus débridée.
On va vers une société de simplification. On est dans un système qui projette à travers la culture un monde idéal et absurde dans lequel il n’y plus de débat, plus de place pour la réflexion. C’est dangereux.

 

Propos recueillis par Loïc Di Stefano

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