The End… But James Bond Will Be B(l)ack ?

007 Black ?

Remarques sur une question qui ne mérite même pas d’être posée

Interrogé sur la série des romans Frankenstein qu’il avait publiés dans sa jeunesse sous le pseudonyme Benoît Becker, Jean-Claude Carrière expliquait que tout mythe est fondamentalement réactionnaire, puisqu’un mythe est l’expression d’une vérité éternelle. Mais il convient d’ajouter que le caractère inamovible de cette vérité est aussi ce qui permet un renouvellement incessant de la chose. Évidemment, il y a certaines « doses » à ne pas dépasser, et les mitraillettes et les uniformes nazis qui viennent de nos jours adorner presque toutes les mises en scène proposées à l’Opéra-Bastille frisent le ridicule, mais il n’en demeure pas moins que l’une des meilleures versions du Misanthrope situait la pièce, par ses décors et par ses costumes, à la fin du XIXe siècle, et l’une des variations les plus réussies sur le mythe d’Orphée reste aujourd’hui encore le film de Marcel Camus Orfeu Negro. (1)

Or donc, pour en venir au sujet qui a bouleversé la semaine dernière tous les Landerneau d’Internet, nous sommes déjà tenté d’arrêter là la discussion. Si Orphée a pu être noir, pourquoi James Bond ‒ puisqu’il faut l’appeler par son nom ? ‒ ne le serait-il pas ? Ceux qui refusent cette hypothèse le font au nom de l’orthodoxie bondienne, autrement dit en posant comme référence suprême les romans originaux de Ian Fleming. (2)

 

« 007 n’est-il pas censé être beau ? Je suis heureux que vous pensiez que j’ai une chance d’avoir le rôle ! »

 

Soit dit en passant, ce sont en gros les mêmes qui dénonçaient en hurlant l’hérésie que constituait le choix de Daniel Craig quand celui-ci est arrivé avec ses cheveux blonds et qui n’ont pas assez de mots aujourd’hui pour saluer en lui l’un des meilleurs interprètes de Bond. Mais ils vous soutiendront que certains thèmes ne sauraient accepter certaines variations, et que Ian Fleming, convaincu de la suprématie de l’homme blanc, ne manquerait pas de se retourner dix fois dans sa tombe à l’idée qu’un Idris Elba puisse prêter ses traits à son James. Comme on dit en anglais, don’t even think of it !

C’est vrai, Fleming était hautain, prétentieux, raciste, misogyne, conservateur, you name it… Mais il n’était pas complètement idiot non plus et il ne lui échappait pas que le monde était une branloire pérenne, ce qui fait que son œuvre, prise dans son ensemble, est à bien des égards a work in progress. Nous nous en tiendrons à deux exemples. Le premier concerne l’antisoviétisme des « Bond ». Il est évident que le tableau de l’URSS qui se dessine à travers Bons Baisers de Russie fait froid dans le dos. Mais il est bientôt chez Fleming l’objet de repentirs : « J’ai toujours aimé le peuple russe, et je me suis plu à Moscou quand j’y travaillais. Je ne voyais pas l’intérêt de continuer à décocher des flèches contre les Russes, surtout quand la coexistence pacifique semblait porter ses fruits. Alors j’ai tiré un trait sur le SMERSH et j’ai imaginé à la place le SPECTRE. » L’autre correction de trajectoire touche au héros lui-même : Bond n’a pas d’emblée été défini par Fleming comme ayant des origines écossaises. Celles-ci ne sont apparues dans les romans qu’à cause du succès de Sean Connery dans le rôle ‒ ce même Sean Connery dont le romancier ne voulait pas entendre parler au début du tournage de Dr. No.

 

 

À vrai dire, de tels revirements ne sont pas propres à Fleming ; ils sont plus largement caractéristiques de la Grande-Bretagne (et les tergiversations actuelles autour du Brexit n’en sont qu’un exemple parmi d’autres), tout simplement parce que, ayant conquis le monde, elle a par la force des choses toujours été ici et ailleurs. Allons, nous savons bien que ce ne sont pas les Anglais qui ont inventé le thé. Et pourtant, quoi de plus anglais que a nice cuppa… ?

S’ajoute malgré tout dans le cas de Fleming un élément spécifique : ses activités dans les services du renseignement pendant la guerre, ses missions de grand reporter ensuite ‒ et la connaissance de plusieurs langues étrangères qui en découlait ‒ ne pouvaient pas ne pas entraîner chez lui une vision globale du monde et une conscience aiguë des secousses et des renversements qui allaient marquer les années cinquante et soixante. Certains dialogues de Dr. No ‒ le roman ‒ prédisent clairement l’indépendance de la Jamaïque. Un peu plus anecdotique, mais significative, la base même du premier « Bond », Casino Royale : si le méchant doit se refaire une santé, c’est parce que le business plan infaillible sur lequel il avait cru bâtir son empire s’est effondré du jour au lendemain. Il avait tout misé sur les maisons closes ; il n’avait pas prévu qu’elles allaient être définitivement closes du fait de la loi Marthe Richard (3).

 

Nick Fury tel que créé par Marvel, David Hasselhoff dans le téléfilm Nick Fury: Agent of SHIELD (1998) et Samuel L. Jackson dans les films sous licence Marvel.

 

Bref, il suffit de lire quelques « Bond » pour voir que le conservatisme de Fleming ne l’empêchait pas d’avoir le sens de l’Histoire. Les libertés prises par les films avec son œuvre ne sont donc pas tant des dérives que des prolongements. Comme le souligne Bruce Feirstein, scénariste de trois « Bond-avec-Pierce-Brosnan », dans un article paru il y a quelques jours dans le Washington Post, Daniel Craig, voyez-vous, ne pourrait pas faire grand-chose sans son téléphone portable, instrument assez peu employé du temps de Ian Fleming. A-t-on pour autant trahi l’esprit de celui-ci ? Jean-Sébastien Bach n’a pas écrit de pièces pour piano, mais on peut gager qu’il en aurait écrit si le piano avait existé de son temps. Le même Feirstein ajoute, pour les tenants du réalisme, qu’il y a forcément à Londres de nos jours des agents du MI6 que leur Walter PPK n’empêche pas d’avoir la peau noire.

 

Idris Elba a déjà transformé un personnage, comme l’Asgardien Heimdall dans les films Marvel « Thor » (à la base il s’agit d’un dieu scandinave…).

 

En fait, la pigmentation de l’Agent 007 sera, comme la beauté ou la mesquinerie, uniquement dans l’œil de celui qui la regarde. C’est amusant, finalement, toutes ces protestations ou, simplement, ces interrogations à propos d’un James Bond noir. Personne n’a protesté contre le fait que les Bond Girls, si malmenées au départ, fassent désormais jeu égal avec notre héros ; personne n’a protesté contre le fait que l’aide-de-camp qu’on aperçoit régulièrement aux côtés de M (Judi Dench) soit noir ; personne n’a protesté contre le fait que, depuis plusieurs années, Felix Leiter, autrement dit l’homologue américain de Bond et son meilleur ami, soit incarné par un comédien noir. (Pour être précis, ç’avait déjà été le cas dans Jamais plus jamais, et l’idée était, dit-on, venue de Sean Connery lui-même.) Ah ! pardon, vous voulez dire : aux Noirs les rôles secondaires, mais les premiers rôles, vous voulez rire ! On nous permettra d’avoir ici une pensée pour Hattie McDaniel, Oscar du meilleur second rôle féminin pour Autant en emporte le vent, qui dut, du fait qu’elle était noire, dîner à une table différente de celle de ses camarades après la cérémonie. Notre naïveté nous pousse à espérer qu’elle dînerait aujourd’hui à la même table.

 

Will Smith dans le rôle de James West, dans le film dérivé de la série Les Mystères de l’Ouest. Dans celle-ci, le personnage était interprété par Robert Conrad.

 

Reste à considérer l’objection suprême, altermondialiste, anti-ultralibéraliste et vertueuse : si l’on ressort cette question aujourd’hui, alors qu’elle se pose depuis près de vingt ans, c’est parce que les producteurs voudraient profiter de la vague noire lancée (ou relancée) par le film Black Panther (dont une suite est d’ailleurs en préparation). Quelle découverte ! Quel scoop ! Depuis le départ, depuis leur conception même, les « Bond » ont été des produits dérivés. Tout bondophile honnête sait bien que le premier « Bond » a été tourné par Hitchcock et s’intitulait La Mort aux trousses. Mais c’est là le miracle de la pop-culture et de la culture tout court : Bond fait partie de ces produits dérivés qui très vite se hissent au niveau du produit original, voire le dépassent. Ce qu’on lit aujourd’hui, ce sont Les Fourberies de Scapin de Molière, et non Le Pédant joué de Cyrano, même si c’est Cyrano qui a inventé le « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » Gageons qu’un « Bond » interprété par un Noir sera moins simpliste que Black Panther, dont le happy end préconise le retour au régime de la monarchie héréditaire…

Faut-il trouver injuste une telle réappropriation ? Pas vraiment : « Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau, la disposition des matières est nouvelle. Quand on joue à la paume, c’est une même balle dont joue l’un et l’autre, mais l’un la place mieux. » C’était une pensée de Pascal, Blaise Pascal.

 

FAL

 

(1) Claude Monnier nous souffle dans l’oreille que personne n’avait émis la moindre protestation quand  Michael Jackson avait expliqué qu’il rêvait d’interpréter Peter Pan et, croyez-le ou non, au moment même où nous écrivons ces lignes surgit dans notre boîte mail un article sur un roman de Michael Hughes intitulé Country, qui se présente comme une transposition de l’Iliade dans le conflit anglo-irlandais. Le héros, un sniper désenchanté de l’IRA, se nomme Achill.

 

(2) Animés de bonnes intentions, les intégristes ont tendance à oublier que les beaux principes qu’ils entendent maintenir dans leur pureté originelle sont souvent eux-mêmes porteurs d’une dynamique. Il n’y a pas le moindre paradoxe dans le Dialogue des orateurs de Tacite quand l’un des interlocuteurs explique que qui veut imiter Cicéron ne doit pas l’imiter, puisque le génie de Cicéron a été de révolutionner l’art oratoire. Être cicéronien, c’est se démarquer de Cicéron, tout comme lui s’était démarqué de ses prédécesseurs. Perrault devait reprendre exactement le même raisonnement à la fin du XVIIe siècle lors de la querelle des Anciens et des Modernes.

 

(3) Sur la plaque qui, au Père-Lachaise, perpétue la mémoire de Marthe Richard — elle n’a point de tombe à proprement parler, puisqu’elle a été incinérée —, on lit le nom « Marthe Crompton ». Marthe Richard était en effet la veuve du Britannique Thomas Crompton, directeur financier de la fondation Rockefeller. Le vilain Le Chiffre a donc, d’une certaine manière, été victime de la perfide Albion avant même de croiser Bond sur son chemin !

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