Toute une moitié du monde d’Alice Zeniter
La moitié du monde qu’Alice Zeniter évoque dans son titre est bien sûr la part féminine de l’humanité. Son livre, qui est un essai, commence par montrer que la littérature telle qu’elle s’écrit est masculine. Pour l’instant…
Dans la plupart des romans, les femmes apparaissent comme des objets pour hommes, elles sont rarement sujettes d’elles-mêmes, on ne connait rien de leur désir. Les lectrices se trouvent donc amenées à s’identifier aux valeureux personnages masculins plutôt qu’aux femmes, de jolies potiches peu valorisantes – ce qui n’est pas sans conséquence sur leur mentalité. À rebours, Zeniter pose cette question fine :
Est-ce qu’une fiction leur a permis [aux garçons] au moins une fois de s’identifier à une fille, une femme ?
Une histoire de mecs
Même dans les romans écrits par des femmes, les héroïnes sont belles, sensibles, voire sensuelles… reprenant alors, souvent malgré elles, les canons féminins construits par et pour les hommes. C’est qu’on est écrit malgré soi, en toute inconscience, par les normes ambiantes autant que l’on écrit. Alice Zeniter estime que lorsque des autrices placeront dans leurs romans des femmes laides, cupides, vraiment désagréables, nous aurons fait un pas dans la libération littéraire des femmes… à moins que des militantes plutôt woke accusent ces autrices d’êtres traitresses à leur genre, qui est forcément beautiful ?
Suivant son expérience, les mœurs éditoriales selon elle ne valent guère mieux. Me Too devrait y faire un tour (saluons néanmoins Flammarion puis J’ai Lu qui éditent ce livre !). Pour être publiée, pour la promotion, le fait d’être mignonne à souhait est un atout. On comprendra que dans cet univers la mode chez les auteurs soit aux « vrais mecs » : les aventuriers, les battants, les héros de quelque chose, de quoi que ce soit, sont applaudis. Hemingway serait leur modèle à tous, Emmanuel Carrère ou Sylvain Tesson, écrit-elle, n’en sont pas si loin.
Les narrations s’en ressentent : il faut des intrigues qui nous coupent le souffle, des aventures incroyables et invariablement des conflits. Dans le monde des hommes, on se bat forcément – sous peine d’être une lavette.
Le roman as usual
Zeniter cite Sophie Divry pour définir le roman qui marche, le roman as usual : c’est celui « qui se répète avec succès, demande un sujet à la mode, une intrigue vraisemblable et haute en couleur, des personnages bien campés auxquels on peut s’identifier, un style d’une lisibilité digeste, quelque chose de clair, d’immédiatement compréhensible et reconnaissable ». Donc une fiction qui n’en est pas trop une puisqu’elle doit être vraisemblable et reconnaissable : l’imagination doit être au service d’un réel établi. C’est que l’on se doit de rester dans un réalisme simple si l’on veut vendre ses livres. Sur ce point Alice Zeniter hésite : elle sait que pour être un véritable écrivain il faut sortir du roman as usual – mais aussi qu’il faut avoir des lecteurs, ce qu’elle traduit, un peu facilement à mon goût, par « ne pas être élitiste » … Son roman L’art de perdre n’a pas remporté huit prix littéraires sans avoir cherché et trouvé un public.
Pour elle la fiction doit donc être réaliste, elle doit nous permettre de découvrir des personnes, des pays que nous ne connaissions pas. En ce sens elle rejoint une tendance actuelle, selon laquelle le roman doit avoir une dimension documentaire, souvent sociologique, historique. Rejoignant ainsi le commun des mortels, soit le public à conquérir : il suffit d’avoir un peu l’esprit marketing pour savoir que leurs non-lecteurs reprochent au roman de ne pas être vrai s’il n’est pas factuel, ils veulent du réel concret, pratique et pragmatique, du témoignage authentique…
Alice Zeniter déclare ne pas pouvoir se départir dans ses narrations de personnages noués dans une intrigue. On pourrait lui opposer Proust, Joyce, Claude Simon. Elle répondra que ce sont des auteurs qu’on doit lire deux fois, comme Faulkner, pour accéder à leur univers : pas assez commercial ? Ce sont pourtant de grands auteurs… Il est vrai qu’elle est à l’école du théâtre et du cinéma qu’elle pratique, voire des séries qu’on n’imagine pas sans personnage !
L’autre moitié de la littérature
Il me semble que notre autrice oublie « toute une moitié » de la littérature, celle qui ignore les personnages comme les intrigues à suspens : le monde de la poésie n’est pas son monde, pas plus les romans qui s’en imprègnent, tels ceux d’Antonio Lobo Antunes, Jacques Abeille, Virginia Woolf et tant d’autres.
Les personnages sont pour moi des emblèmes, des métaphores. Toute tentative de faire exister dans le roman une personne dans sa singularité débouche sur un échec. On ne pourra pas me faire croire que le père Goriot est une personne que je pourrais rencontrer au coin de la rue !
Un roman ne propose que des images mentales, jamais du réel. Plutôt qu’une reproduction du réel par la fiction, le roman me parait être une expérience de pensée par images. Comme le dit excellemment Joan Didion citée par Zeniter :
J’écris uniquement pour découvrir ce que je pense, ce que je regarde, ce que je vois et ce que ça signifie.
Ce que Marcel Proust appelait « la vraie vie », qui est « enfin découverte et éclaircie » d’être écrite. Ce qui n’est pas sans analogie avec le travail du patient du psychanalyste, qui consiste à faire passer dans le langage ses pensées, ses émois pour qu’ils prennent consistance. Tel est le chemin qu’empruntent les écrivains, qu’ils proposent à leurs lecteurs.
Alice Zeniter expose également son expérience de lectrice, ce qui peut intéresser les lecteurs que nous sommes. Remercions-là aussi de nous faire pénétrer dans le laboratoire intime de son écriture.
Mathias Lair
Alice Zeniter, Toute une moitié du monde, J’ai Lu, septembre 2023, 215 pages, 7,50 euros