Deux nuits à Lisbonne, thriller politique sur fond de drame familial

Chris Pavone est un auteur américain, reconnu dès son premier roman,  Les Expats, récompensé de plusieurs prix, dont le prestigieux Prix Edgar Allan Poe 2013 du meilleur premier roman. Avec Deux nuits à Lisbonne, il propose un thriller politique sur fond de drame familial.

Un roman policier construit autour d’un sablier mouvant

Ariel Pryce, citoyenne américaine, est en week-end à Lisbonne avec son mari John Wright, qui lui-même est ici pour affaires. Après une soirée en amoureux, arrosée convenablement, Ariel se réveille dans sa chambre d’hôtel, seule. John n’est pas là. Immédiatement, elle comprend que ce n’est pas normal, qu’il devrait être là et qu’il ne va pas revenir. Dans l’heure qui suit ce constat, elle va tout faire pour déclencher l’alerte auprès des autorités portugaises. Les agents qui la reçoivent refusent de prendre sa déposition tant l’alerte leur semble prématurée. Pour eux, il s’agit d’une banale affaire de couple dont l’un a quitté le nid sans laisser de mot. Le coup du mari qui se fait la malle au petit matin, c’est d’un classique affligeant ! Ils lui rient presque au nez. Cette amerloque qui se prend pour un cas unique, ça les énerve aussi un peu.

Mais Ariel en est sûre. Il s’est passé quelque chose et plus elle laissera le temps filer, plus l’issue sera fatale.

Forte de cette conviction, elle se rend à l’ambassade américaine. Si l’accueil est un peu plus chaleureux, on ne la prend pas plus au sérieux. Malgré une certaine connivence patriotique, l’homme qui la reçoit accorde plus d’importance à l’harmonie de sa silhouette qu’aux détails de son récit. 

Ariel est au bord de l’explosion. Elle est une bombe à retardement. Elle va faire péter cette ville si on ne lui donne pas les moyens nécessaires de retrouver son mari.

On suit Ariel Pryce, au rythme des minutes qui s’égrènent, dans son désespoir, avec la barrière de la langue pour corser un peu les choses :

Jour 1-7h49 :

Les trois employés parlent un portugais rapide, une langue qui lui fait penser à un mélange de russe et d’espagnol. Elle parvient à interpréter le ton, rien de plus : bon ou mauvais, oui ou non. Ça doit être ce qu’on ressent quand on est un chien. Et là, ce qu’elle comprend, c’est non. Mauvais. Si elle pouvait rabattre les oreilles, elles seraient aplaties sur son crâne.

On finit par la prendre au sérieux quand on apprend avec certitude que John a été enlevé et que les ravisseurs réclament 3 millions d’euros en échange dans les 48 heures. L’enquête avance. Et finalement tout le monde va s’en mêler : la police, le FBI, la CIA. L’affaire est tout sauf banale. On découvre qu’Ariel a changé de nom, John aussi. Mariés seulement depuis deux ans, ils ont eu chacun des vies très mouvementées. Mais le savent-ils ? Connaissent-ils leurs passés respectifs ? Se connaissent-ils vraiment ?

Sous le pavé policier, l’histoire d’une femme

Dans ce récit policier tiré au cordeau sur 544 pages, c’est l’histoire d’une femme ayant complètement changé de vie qui émerge.

Au fur et à mesure que l’enquête avance, on découvre l’histoire d’Ariel, une femme profondément meurtrie, qui a été mariée une première fois à un homme de la bonne société New-yorkaise, dont elle faisait également partie. Elle vit désormais dans une maison enfouie dans la campagne profonde et elle a racheté une librairie. Comment passe-t-on d’une vie mondaine à une vie complètement dépouillée de tout artifice ? 

Fille de bonne famille, élevée dans l’opulence, elle grandit avec cette idée de départ, selon laquelle, tout comme sa mère, elle sera la femme de quelqu’un. Elle ne sera pas forcément quelqu’un. C’est ainsi qu’à 13 ans, elle subit une première agression sexuelle. Et même si elle verbalise cette agression auprès de ses parents, elle ne sera pas entendue par eux. Elle découvre avec horreur et stupéfaction qu’elle fait partie de ce genre de famille qui range ce type d’évènement abject dans le tiroir des petites contrariétés pour ne pas foutre en l’air le climat social si bien entretenu. Mieux vaut foutre en l’air une enfant !

– Brett Mackenzie, s’était étranglée sa mère, incrédule. Tu es sûre ma chérie ? Je connais ce gamin depuis qu’il est tout petit. C’est un gentil garçon.

Ariel n’avait pas insisté. (…)

La deuxième fois, elle avait 16 ans. (…)

-Ce n’est pas que je ne te crois pas, ma chérie. Mais tu es sûre de ce que tu avances ? C’est peut-être un malentendu ?

Ariel n’en revenait pas. Elle tourna le dos à sa mère.

– Je vais voir papa

– Ton père ne va pas être content.

– Putain, j’espère bien.

[…]

– Je suis peiné de l’apprendre dit-il enfin. Que comptes-tu faire ?

– Je n’en sais rien, tu en penses quoi ?

– Je suppose que tu pourrais parler au garçon.

La manière dont il avait formulé sa réponse lui avait fait l’effet d’une gifle. Ce n’était pas uniquement le « Je suppose » dubitatif, mais surtout la deuxième personne du singulier. « Tu ». Pas « nous ».

Comme beaucoup de jeunes femmes, elle grandit avec cette plaie béante et cette idée que son corps ne vaut pas grand-chose.

Alors elle étouffe les cris, elle étouffe les hurlements pour devenir ce qu’on attend d’elle : « une femme de ».

Elle devient donc la femme d’un riche homme d’affaires de l’Upper East Side pendant plusieurs années jusqu’au jour où elle est violée par un homme très influent, intimement lié aux affaires de son mari. Cette fois, face à l’ignorance de l’homme qui partage sa vie, elle trouve assez de force pour partir. Sa vie change radicalement. 

Mais quel est le lien entre sa vie d’avant et l’enlèvement de John Wright, son nouvel époux ?

S’il s’agit bien d’un roman policier, ce livre s’élève aussi très clairement en faveur de la cause des violences faites aux femmes, contre la toute-puissance. Et pas seulement la toute-puissance masculine.

Je n’avais jamais lu Chris Pavone et je me suis surprise, au fur et à mesure de ma lecture à vérifier si l’auteur était bien un homme, tant les mots qu’il met dans la bouche d’Ariel sont justes, si justes qu’ils ne peuvent qu’avoir été vécus. On oublie trop souvent que les hommes ont leur mot à dire sur le sujet. Aussi, les personnages féminins qui traversent le récit sont autant de dérives liées à cette idée de domination. Qu’elles soient mères, policières, juges, spectatrices du désastre, passivement maltraitantes, shériffes à la place du shérif, elles sont toutes à leur façon, une partie du problème. Le rapport entre les hommes et les femmes ne peut-il être qu’un rapport de force ? 

Que se passe-t-il, madame Griffiths ?

Ils s’apprécient modérément. Nicole pense que Tanner Snell est un crétin incompétent et belliqueux, qui a hérité de ce poste uniquement parce qu’il est une relation d’affaires d’un président illégitime. De son côté, il la considère sans doute comme une emmerdeuse arrogante et susceptible qui déteste les hommes.

Deux nuits à Lisbonne est un vrai bon roman policier, articulé très méticuleusement et écrit avec une extrême finesse. On ne le lâche pas !

Elodie Da Silva

Chris Pavone, Deux nuits à Lisbonne, traduit de l’anglais par Karine Lalechère, Gallimard, « Série noire », mai 2023, 544 pages, 24 euros

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