Une adolescence sous Hitler et Staline, un monde disparu

Requiem pour Mont-Royal, Königsberg, Prusse orientale.

Qui se souvient de Königsberg, 690 ans en 1945, quand, ses natifs impitoyablement expulsés, elle devint Kaliningrad ? Personne. Exceptés les historiens de la Prusse, les amants de l’Europe, les nostalgiques de la chevalerie teutonique, les lecteurs de Kant et les passionnés d’histoire napoléonienne, qui toujours, se souviennent que ce fut là, en 1812, l’exact lieu, où avec le pacte de Taurogen, fut mise en place l’ultime coalition contre l’Ogre, à menacer l’Europe, constamment attaché, quand la Prusse choisit de s’allier à l’ours russe….  

Qui se souvient des juifs de Königsberg ?

Avec deux juifs – deux médecins – la communauté juive de Königsberg a commencé à exister en 1540 et avec l’évacuation de deux juifs en avril 1948, cette communauté religieuse urbaine de 408 ans a probablement connu sa fin définitive.

Qui se souvient des jours heureux de la vieille cité et des séjours paradisiaques des Heureux du monde sur l’isthme de Courtland, excepté l’un des rares survivants, Michael Wieck – Königsberg 1928- Stuttgart 2021 -, devenu, à son corps et à son esprit défendants, entre 1933 et 1945, Michael Israël Wieck ? 

Né d’une mère juive et d’un père protestant, respectivement second violon et altiste, l’ancien enfant de la cité perdue s’est donné pour charge de témoigner, sous le titre éloquent de Zeugnis vom Untergang Königsberg, témoignage ou souvenirs du naufrage de Königsberg, de la manière dont, en quelques jours, quelques années, une cité puissante, sous les coups répétés des nazis et des soviets, a péri.

Devoir de vigilance oblige, toutes les cités, toutes les civilisations sont mortelles, charge donnée à leurs citoyens, leurs résidents, leurs amants et leurs bénéficiaires, de les chérir et de les préserver du mal. Injustices sociales, haines ethniques, trop longue soumission, tôt muée en désir de vengeance, stasis et recours à l’aide étrangère pour sortir d’embarras, les maux, de siècle en siècle, diffèrent peu. 

Il suffit de lire et de relire Homère et Eschyle, l’heureux lauréat du Club de la chance et auteur des Perses, cette tragédie qu’il a plu aux Pères de l’Église, en leur mansuétude extrême, de bien vouloir distraire de leurs autodafés pour que, sous nos yeux, à l’instant, apparaissent et revivent Suse, Ecbatane et Troie ! Comme il suffit de relire la Torah pour se souvenir du temple détruit et d’un pays, livré par son vainqueur à l’affront de la damnatio memoriae, le nom d’Israël, brutalement rebaptisé Falestina romana, disparaissant des cartes.  

Les cités disparaissent, demeurent témoignages, déplorations ou poèmes, l’écriture. 

Ici nous sommes conviés, rare privilège, à assister en direct à l’agonie d’une cité heureuse. 

Entre 1933 et 1945, Königsberg a perdu son âme et ses juifs, ensuite ses monuments et sa vie. D’elle ne subsiste –  80% des habitants décimés sous les coups de l’armée Rouge, les uns assassinés et les autres chassés de leur terre natale, remplacés par une population russe, sous l’impulsion de Staline, cueillant le songe d’Elisabeth, qui déjà avait renommé la cité du nom de Nova Russia – que son chant profond : ce livre, cette voix qui, après le Rancé de Chateaubriand, nous murmure Je ne suis plus que le temps. Pas seulement le temps du récit, poncif pour doctorants mais son architecture en mouvement, son tremblement ou tremblé : sa musique.

Là où le livre de Wieck ne s’apparente qu’en apparence aux témoignages ordinaires. Il a souffert comme juif mais aussi, surtout, oserai-je écrire, comme Allemand et en 1956, n’a pu se faire – époux d’une chrétienne – à la vie israélienne. Curieusement, il évoque certaine intransigeance orthodoxe qui, à cette heureuse époque, était minoritaire.

En réalité, l’éducation prussienne n’était guère compatible avec la dure réalité du jeune/vieux pays et Wieck n’avait, jeunesse volée, aucun désir de partager la dure vie des pionniers. Israël n’était pas encore cette start up nation, vomie par ceux-là même que le développement des pays du Golfe ne heurterait pas, mais un pays où un professeur d’Université gagnait moins qu’un plombier, un pays de sabras à la peau hérissée de piquants et au cœurs abîmés d’avoir si fort souffert, vu de leurs yeux ce qu’aucun homme ne devrait voir.  Comment, fille d’un homme qui refusa un poste à l’Université hébraïque de Jérusalem à la même époque, pourrais-je lui en faire grief ?

Wieck a choisi de rentrer en Allemagne – patrie des musiciens –  et refusé d’essentialiser la méchanceté de l’âme allemande, de l’âme russe.  Tout le monde ne peut pas ressembler à Koeppen ou à Fassbinder et sentir, dans toutes les fibres de son corps, la poursuite du Reich au cœur de la RFA. La musique, se passant de mots, aura permis ce miracle et offert à Wieck le présent d’une si longue vie, occupée à œuvrer, chaque heure et chaque jour, à défendre et à illustrer les valeurs abîmées et souillées par ces nouveaux tyrans, ces traîtres sans égal, qu’on dit conducteurs de peuples.     

S’il n’avait pas vécu trois ans de rapines, survivant à la famine organisée dans Königsberg occupée, partageant les souffrances des siens, expiant le crime d’être nés allemands à semblable période, aurait-il réussi son alya ?

Personne ne peut répondre.

Israël, pas plus que la diaspora, ne constituant de réponse à l’énigme être juif et à sa conséquence éternelle, l’antisémitisme, cent fois octopus, la posture de Wieck, né dans une famille déjà assez nourrie de philosophie et de musique allemandes, pour avoir osé le mariage mixte et pour certains d’entre eux la conversion, sert à merveille l’aporie du juif désigné. Wieck en fera la cruelle expérience quand, en 1961, ayant accepté un poste à Auckland, Nouvelle Zélande, il se heurtera à l’antisémitisme de sa collègue, une camarade dont la musique s’accordait à merveille à la sienne. Aussi aux préjugés du Président de la Faculté où il enseigne la musicologie…. 

Force reste de constater que la branche juive est demeurée plus vaillante sous les coups du sort et que la figure du père n’inspire guère la sympathie…  

Force-nous est d’admirer l’incroyable vitalité de Wieck.

Libre aux amateurs de psychologie de l’attribuer au couple étrange qu’avait formé ses parents, un père monstrueux, se réfugiant dans l’étude du chinois et de la terrible philosophie taoïste sous le nazisme, aidant peu, une litote, sa vaillante épouse et son jeune fils à “organiser” leur subsistance,  du temps où les Soviets régnaient ; se séparant ensuite de sa compagne, précocement vieillie et dûment éprouvée par les privations et la lutte pour la survie et se remariant, sans plus donner de nouvelles.

Fassbinder aurait adoré le personnage. Les cyniques souriront de la savoir mourant dans d’affreuses souffrances d’un cancer et d’imaginer le père lui survivre 20 ans, s’éteignant paisiblement dans son lit.  

Entre monstruosité et héroïsme, l’enfant choisira l’équanimité : l’affirmation de l’égale proportion de mal et de bien dans la nature humaine, mettra sur le compte de la propagande et de la situation l’innommable et remettra son salut dans la pratique conjointe du violon et de la raison.    

Le lisant, le lecteur sent en lui monter l’irrépressible désir de lui ressembler, se saisir de son invraisemblable sagesse ! Ce qui a été a été, la patrie de Wieck fut la musique. En elle, la paix et la consolation. Pas le genre à rabâcher l’affaire des musiciens d’Auschwitz ou la tragédie du massacre des innocents. Aux violences des premiers Avengers, menés par le soldat-poète Abba Kovner, il préfèrera les requiems : l’incroyable prodige d’être hué par une salle israélienne comme membre d’un orchestre allemand et ensuite applaudi à cœurs fendus, à cœurs unis. 

Chacun selon son génie à la place où le sort l’a placé. Pour eux tous, chacun des acteurs involontaires de ces jours redoutables, depuis que je sais un peu de leur histoire, je réclame une suspension du jugement. La seule défaite des nazis repose dans la survie du judaïsme et chacun, de l’école des Prophètes du Chambon-sur-Lignon aux héroïques combattants des forêts de Vilnius et des héros de l’insurrection du ghetto de Varsovie, à l’instar de Wieck et de sa mère Courage, a fait ce que devait, faisant ce que pouvait et au-delà.

La barbarie simplifie l’existence, un diktat unique : survivre à qui prétend vous voir disparaître. Rien d’autre. Ci n’entrent pas complexités psychologiques et doutes existentiels.  L’unique motif du tapis demeure la nécessité de survivre qui, demain, demain, portera à nouveau le nom de vie. Wieck est de ceux qui savent le grand secret : la pratique de la joie devant la mort et qui, à son lecteur, ébaudi par le récit des épreuves traversées et des souffrances éprouvées, le lui tend, présent précieux entre tous.   

Son ouvrage, qui n’est ni celui d’un combattant ni celui d’un écrivain, encore moins d’un partisan, est passionnant à plus d’un titre. Tout d’abord par sa volonté de mise en lumière permanente d’une intériorité, qu’à défaut d’un meilleur mot, on qualifierait d’âme.

En effet, les différents Michaël comparaissent au temple de Mémoire :  l’enfant, l’adolescent, le jeune homme, l’homme mûr et le vieillard qui, chacun à leur tour, témoignent de ce qu’ils ont individuellement, en solitude, vécu. Surtout perçu et ressenti. Comment chacun d’eux a traversé le brasier du drame. Pas une tragédie : celle-ci ne connaît d’autres coupables que le destin ou les dieux mais un véritable drame avec son lot d’ordures, d’hommes ordinaires, de héros, de victimes, de saints martyrs et triomphants, faisant face ou corps avec leurs bourreaux.

À la question, Michael est-il finalement plus juif ou plus allemand, une scène particulière répond, contant une expérience quasi mystique.

L’adolescent assiste, en compagnie de son père à une répétition à l’opéra de Koenigsberg, et la musique lui procure une angoisse de mort si violente, qu’elle parvient à faire chavirer sa conscience, le conduisant, inondé de sueur, de notes et de sons, au-delà de la peur. Le jeune garçon sait désormais ne plus connaître pire terreur, même si les choses venaient – elles y viendront – à tourner plus mal.

Par ce court chapitre, voici résumé l’épopée civilisationnelle :  les efforts et l’échec d’un Stifter de vaincre par aucune discipline le chaos contre l’architecture du temps juif, selon son théoricien Abraham Heschel, quand  la musique, pour l’adolescent persécuté,  devient le lieu de la possible matérialisation de la sanctification et de la paix, son shabbat : un état de bonheur, de calme et d’harmonie, aussi reconductible que l’est pour tout juif le jour sacré, qui revient une fois par semaine, ce jour magique où Général ou simple soldat, chacun  édifie  un sanctuaire dans le temps.

Le reste, l’enfant, l’adolescent, le jeune homme, l’homme dans la force de l’âge, le vieillard enfin, un à un, chapitre après chapitre, se souviennent. L’absence d’unité narrative donne au livre, non seulement sa singularité mais sa puissance et sa gloire. À chaque âge, ses ressources secrètes, ses ruses et ses bottes. À chaque âge, ses sagesses et ses forces.  Inutile de se réfugier hors du temps, lui seul, est maître des destins.

Pas là le point le moins captivant d’un livre qui aurait mérité un tout autre éditeur que l’Harmattan !

La catastrophe européenne, quoique prétendent les sots, n’est en rien une plaisanterie dénuée de fondements et d’enseignements mais satire et ironie, elle possède un sens plus profond, visible aux yeux des seuls intelligents. Pas de fatum ici simplement une logique. 

Wieck lie les écrits de Lorenz et autres théoriciens de la “race” à la Catastrophe, d’autres y voient la nécessité de revenir au dieu de la Torah et à ses interdits principaux : ne toucher ni à la météo, ni aux mystères de la naissance et de la résurrection…  Pas de fontaines de vie où unir les belles aryennes aux tresses blondes aux SS si beaux qu’ils font pâlir le jour ni de PMA pour les femmes stériles….

Pas de rampes de Selektion. Le Travailleur n’est pas plus du matériel humain, que le juif, le tsigane, l’intouchable et l’handicapé ne constituent une sous-humanité. Tous mortels et conséquemment tous égaux en droit et en devoirs. Certains encore croient voir dans la succession de ces événements le prequel d’un temps auquel notre modernité, ivre de technologie, nous reconduit inexorablement et tous s’accordent pour voir en cet enfer un avertissement – sinon l’avertissement –  donné au monde de changer impérativement, sous peine de mort, de cap. Évidemment tout ceci passe pour mystique et délire et pourtant.

Wieck, contant la démence du passé, interroge le présent et le futur mais se refuse à congédier Dieu, sous prétexte qu’il s’est enfermé sans agir dans la chambre des larmes, se souvenant seulement avoir donné à l’homme un monde imparfait à parfaire, un monde à demi cassé à réparer et non pas un Éden. L’Eden repose dans la main de l’homme et dans un mot unique : libre-arbitre. Dans les mains de Dieu, les cartes et la topographie, nécessaires aux artisans du perfectionnement. Le sens de l’élection juive ? Peut-être avoir été ces canaris dans la mine, les cobayes de Mengele et de ses honorables confrères, aussi les victimes de l’hubris racialiste : ce qui reste aux misérables, le vain orgueil d’une nuance de peau, d’une texture de cheveux, la forme d’un nez, la courbe ou la taille d’une oreille : une appartenance reçue, à défaut d’actes et de faits.  

Parfois on peut, telle s’impose, modeste, la doctrine de la mère, plus complexe qu’elle ne paraît.

On peut, juif dont une partie de la famille a déjà été réduite en cendres, regarder, de son balcon, la puissante cité des chevaliers teutoniques connaître le sort de Dresde et songer, qu’Hitler défait demeurait victorieux de contraindre les Alliés à bombarder des civils…. Songer, qu’avec Königsberg, Coventry, Dresde, Berlin, la Normandie d’un certain Frédéric Bréhat[1] le faux orgueil des hommes aurait dû mourir, qui, en retour,  a édifié des cités et des tours, chaque jour plus hautes. Démentes dans le cas des pays du Golfe.  Songer encore que l’avertissement donné au monde un certain 11 septembre 2001 n’a pas été entendu…

Ce n’est pas Dieu qui a abandonné les hommes mais les hommes qui sont demeurés sourds aux préceptes, susceptibles d’éloigner d’eux semblables malheurs. La situation des juifs de Königsberg ne s’est pas améliorée après la quasi destruction de la ville, mais la fête – arrestations-déportations – a continué, comme si l’exécution de la “Solution finale” pouvait –  demain, demain – après la défaite, à présent presque certaine – demeurer la plus précieuse des réussites du Reich !

Pendant ce temps, le jeune Michaël – sauvé de n’être né que demi-juif –  charrie de la chaux à l’usine et s’abandonne, entier, le soir et la nuit à l’extase des notes et des sons, lit Stifter… Goethe…, sans songer un instant que les nazis ont souillé la langue mais certain qu’elle renaîtra, intacte, des cendres de l’horreur. Michael est un garçon sensible qui vomit le ragoût du lapin qu’il a élevé pour nourrir les siens au point de se mettre, dénutri, affamé, en danger de mort.

Il ignore encore que c’est cette sensibilité qui le sauvera mais pour nous, lecteurs, ce texte en dépit de sa noirceur insigne, se fait porteur d’espérance.

Vous, qui vous intéressez au monde comme il va mal, lisez, si m’en croyez, cet ovni où vous retrouverez les récits désormais tristement familiers des rafles et des déportations, ceux de la tentative de destruction systématique des peuples par les Camarades, au nom de la Pravda, qui, portés par une âme singulière, délivrent un sens et un chant profond assez peu commun à ses sortes de récits.

Sans colère et sans haine, raconter l’innommable. Nous donner à aimer les disparus ; apprendre à ne pas nous formaliser de la vulgarité et de l’inconsistance des bourreaux et des lâches : les membres de sa propre famille prennent le thé à Berchtesgaden ou exigent d’être déclarés enfants adoptés pour ne pas démériter de la limpieza de sangre, contre toute raison, de longtemps, exigée des convertis et des assimilés. Eux aussi, dans le déshonneur et l’indignité, ont choisi la vie, la vie rampante, tordue, que toujours constitue les vies sans honneur.  En son contraire, gît, rare privilège, l’unique joie des hommes.

Le livre s’achève sur la version kantienne de l’honneur et du bonheur de vivre, si chère à Guy Dupré, rappelant au lecteur, qu’en cette conciliation difficile, souvent conflictuelle, réside toute la splendeur de la vie, toute vie humaine. Bien plus beau lorsque c’est inutile, tout ouvrage humain s’affirmant à la fin du conte, ombre du conte, tapisserie de Pénélope.

Pourtant, il convient de toute urgence de réinscrire – horizon d’attente toujours s’éloignant –  au fronton des vies, le projet kantien de paix perpétuelle, la mise en œuvre de systèmes éducatifs susceptibles d’illustrer la maxime :

Dans l’État de nations, les nations individuelles doivent se comporter comme des citoyens responsables dans une république fédérale.  

Dans le cas contraire, chacun de nous, nos fils et petits-fils, connaîtront, un jour, l’autre, le destin des natifs des années 20 et suivantes, sur un point, l’autre de l’Europe et du Globe. 

Sarah Vajda

Michael Wieck, une adolescence sous Hitler et Staline, Récit d’un survivant juif, témoin de la chute de Königsberg, préfaces de Laurent Toulouse et Siegfried Lenz, traduction et préparation par Les amis de Kant et de Koenigsberg, L’Harmattan décembre 2022, 33 euros


[1] Personne ou presque ne sait son nom, mais tous fredonnent encore Je veux revoir ma Normandie, c’est le pays qui m’a donné le jour, chanson composée en 1830.

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