Grimus enfin réincarné, Salman Rushdie toujours vivant

Le premier roman de Salman Rushdie, Grimus, renait quarante-six ans après sa première publication française. Il règle déjà leur compte aux mythes qui ont bercé son enfance, à Bombay.

un conte pour adultes

Après avoir bu un élixir qui le fait immortel, un jeune Indien surnommé Aigle Errant passe sept siècles à errer sur les mers. Désireux d’en finir, il se rend sur l’île montagneuse de Veau, une manière de morne paradis. Pour retrouver sa condition de mortel, il doit rencontrer un certain Grimus qui semble doté de bien des pouvoirs — à l’égal d’un dieu ?

Précisons : cet indien ne vient pas de Bombay, comme Rushdie, mais d’Amérinde. Et s’il est errant il ne se nomme pas Ahasvérus, le juif errant dont bien des écrivains se sont inspirés, bien qu’il lui ressemble…  Ainsi fonctionne l’imaginaire de Salman Rushdie : par concaténations de mythes et syncrétisme, ce qui n’est pas sans faire penser à la capacité des indiens, de Bombay cette fois, à intégrer tous les cultes jusqu’à constituer un ensemble de trois millions de dieux.

Une religion-fiction

Il est question dans ce conte d’immortalité et de mort, de la création des mondes, d’un dieu ivre de sa toute-puissance qui crée son fils par simple clonage et se sacrifie en acceptant d’être assassiné par des humains. Certains critiques y ont vu un roman de science-fiction, je préfère dire : de religion-fiction.   

Salman Rushdie nous fait retrouver les joies prises aux délires d’imagination dans lesquels nous plongeons à la lecture de la Bible, du Coran, des Védas ou du Ramayana… tout en déminant ces livres sacrés : son roman nous démontre que ces histoires rocambolesques sont à la portée de n’importe quel fabulateur – encore faut-il avoir sa puissance de fantaisie. Avouez qu’il y a de quoi rendre jaloux, et donc d’irriter n’importe quel prophète en train de concocter le récit sacré qui va bouleverser le monde…

Ce premier roman écrit par Rushdie à l’âge de 28 ans, paru à Londres en 1975, ne provoqua l’ire d’aucun religieux. On sait qu’il n’en fut pas de même, en 1988, lors de la publication de ses Versets sataniques que l’Inde, le pays natal, fut le premier pays au monde à interdire. On sait aussi que la fatwa prononcée par Khomeiny arma en 2022 la main d’un assassin qui a fait perdre à notre romancier l’usage d’un œil et d’une main.

La morale de l’histoire

Comme toute fable qui se respecte, Grimus se termine par une morale. Notre Aigle Errant ne veut pas sacrifier des vies dans l’intérêt de la seule idée religieuse, comme il est de coutume dans tous les cultes. Il sait que l’immortalité devient vite une lassante monomanie et donc que la toute-puissance n’est pas souhaitable :

La force combinée du Pouvoir et de la Connaissance illimités, érigés en buts suprêmes de la race humaine par une vision abstraite et égoïste de la vie, représentait un système dans lequel l’élément/errant refusait de s’engager.

Voilà ce que les imams, prêtres, rabbins et sâdhus divers ne pouvaient pardonner à l’auteur qui a toujours cultivé son franc-parler. Du gouvernement actuel de son pays natal, il dit :

Je pense que ce qui s’est glissé dans la vie indienne aujourd’hui, c’est un degré de violence de voyou qui est nouveau.

On l’a compris, ce premier roman contient en germe tout l’œuvre de Rushdie. Il fut publié en France par Jean-Claude Lattès en 1977. Il semble que son exploitation avait cessé puisqu’il reparait aujourd’hui chez Gallimard. Saluons une belle rencontre entre Rushdie et sa traductrice, qui n’est autre que Mimi Perrin, la grande chanteuse de jazz devant l’éternel qui créa le groupe des Double six.

Mathias Lair

Salman Rushdie, Grimus, traduit de l’anglais par Maud Perrin, Gallimard, « Folio », août 2023, 471 pages, 9,20 euros

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