L’Appel des Décombres – Pourquoi je lis « Gilles » de Pierre Drieu la Rochelle
Il y a dans L’Appel des décombres, le petit ouvrage que Valéry Molet consacre à son rapport avec le roman Gilles que Drieu la Rochelle avait publié en 1939, une forme de jubilation communicative. Valéry Molet ne joue pas au critique, encore moins au professeur de littérature, dispensateur d’un savoir académique, mais se pose en lecteur, en lecteur de bonne, et peut-être aussi, tout aussi souvent, de mauvaise foi, en lecteur philosophe, en Neveu de Rameau des Lettres, comme il semble le revendiquer à la fin de son livre (qu’il fasse beau ou qu’il fasse beau [sic] c’est mon habitude de me promener à travers Paris et sa banlieue).
Le titre, dans lequel transparaît une allusion aux Décombres de Lucien Rebatet, dont on oublie qu’il fut aussi l’auteur d’une Histoire de la musique généralement estimée, vaut comme signe d’un appel au désastre.
Valéry Molet aurait pu intituler son livre Drieu et moi, Moi et Drieu ou Gilles et moi, tant les pages qu’on lit mettent en scène un jeu de miroirs ouvertement assumé dès le début. C’était d’ailleurs le principe d’une collection, nommée L’Un et l’autre, publiée par Gallimard sous la direction du philosophe Pontalis : un auteur y développait la relation intime, fondatrice, qu’il entretenait avec un auteur, du passé la plupart du temps.
Car chaque livre, assurément, tend un miroir au lecteur, qui peut en apprécier le tain, s’y reconnaître, ou n’y voir qu’un reflet trouble, un grotesque dont il se détournera.
Un je au miroir d’un autre je
Valéry Molet s’est choisi Drieu, et Gilles, à moins, plus vraisemblablement, qu’il ne se soit imposé à lui :
Drieu est un autre moi-même. Pourtant, je ne suis ni séducteur comme lui, ni athlétique, ni politisé, ni fasciste, encore moins suicidaire […]. J’aurais pu être tout cela si je n’avais pas été un bavardage de moi-même. Drieu s’oppose à ce que je suis mais ses livres se comportent comme mes autobiographies.
L’auteur déroule de manière très allusive l’histoire du personnage de Gilles : en permission (nous sommes pendant la Première Guerre mondiale) — démobilisé — en maraude à Paris — son appétit de conquêtes (féminines) — son mariage — son ennui et son dégoût — son alcoolisme — sa remobilisation — le fin de la guerre et ce qui s’en suivit jusqu’aux années trente, le 6 février 34, la Guerre d’Espagne…
Et le bavardage sur Gilles, autour de Gilles, permet à l’auteur d’exposer toute une philosophie de l’existence, réfractée par le roman, dans lequel, en raison de son volume, il affirme n’entrer qu’à reculons :
On rentre dedans comme on traîne des pieds lorsqu’un voisin vous invite à l’apéritif. On anticipe d’abord l’ennui. Cela va être long et épais. “L’inconvénient du roman de durée, c’est la monotonie.” Le saucisson sera déjà découpé dans une coupelle.
Les lecteurs de Valéry Molet reconnaîtront ici la manière de l’auteur : un coup d’œil, une sûreté dans la caricature, le sens du détail qui fait mouche, le goût du cocasse, du ridicule attaché à ce qu’il faut bien appeler humanité…
Un dialogue à distance
Drieu (les lecteurs qui aiment Pierre l’appellent Drieu) demeure un auteur sulfureux, traînant avec lui toute l’époque qui, de la Première Guerre mondiale et de ses lendemains s’étend jusqu’aux années trente, à la guerre, la Libération… Drieu se suicide au début de 1945.
Alors, pourquoi l’appel des décombres ? — peut-être parce que l’auteur n’adhère pas à l’existence telle qu’elle nous est administrée. Lui-même semble y passer en éprouvant un fort sentiment de ridicule — à quoi bon tout cela ? On retrouve là l’auteur de Et moi je rirai de votre épouvante ou encore de Fermeture ajournée des zones d’ombres.
Drieu permet à Valéry Molet d’enfourcher ses chevaux de bataille préférés : la société du caddy. Tout est caddy, depuis le séjour lénifiant dans les allées des supermarchés jusqu’aux centres culturels où, là encore il faut faire la queue. Honte de notre temps. On retrouve le déambulateur en symbole d’une époque exténuée, à bout de vieillesse, d’antiquité… De la même façon, le narrateur éprouve peu de compassion pour « la tyrannie de la face humaine » (l’expression, reprise de Baudelaire, ne se trouve pas dans L’Appel des décombres, mais n’y déparerait pas). La loi du nombre, des grands nombres, a tôt fait de réduire l’humain à l’état de signe sur une ligne de statistiques…
L’œuvre est donc caustique, nourrie vraisemblablement de la fréquentation assidue de celles de Léon Bloy et d’Octave Mirbeau, cités tous deux, tous deux, tous trois si on y ajoute Valéry Molet lui-même, adeptes de la provocation.
Constant également : un éloge du risque, vivre c’est risquer. Car le risque est l’essence de la vie.
Risquer, c’est vivre.
Très clairement, Valéry Molet noue un dialogue fructueux avec le roman de Drieu : c’est-là ce qu’on peut appeler lire vraiment. Le livre n’est pas un objet de culture, de savoir, mais entre en résonance de manière très subtile avec ce que nous sommes vraiment. Lire nous permet de devenir qui nous sommes vraiment.
Deux choses à noter : 1, l’amour des enfants clamé par Valéry Molet. Cela l’oppose à Drieu la Rochelle. Les enfants se signalent par leur extraordinaire intelligence, leur divine spontanéité, eux que n’ont pas encore atteint les passions rances… 2, une peinture hilarante des milieux littéraires contemporains :
…comme toujours, les pires sont les écrivains. Plus le marigot est étroit, plus les crocodiles sont petits, plus la hargne est puissante. […] Les mondes littéraire et universitaires sont souvent ignobles. Le narcissisme autopénétrant qui torpille les cœurs enfantins, l’envie de puissance, l’étroitesse des débouchés, la concurrence sur un petit segment d’un minuscule marché attisent les braises de la haine et son étendoir de douches froides.
L’auteur fait donc un va-et-vient permanent entre Drieu et notre époque, Drieu et lui-même, toujours avec causticité et sans doute une grande capacité de détachement.
Il semble bien qu’avec Valéry Molet, Drieu la Rochelle, post-mortem, a trouvé enfin à qui parler.
Didier Gambert
Valéry Molet, L’Appel des décombres – Pourquoi je lis « Gilles » de Pierre Drieu la Rochelle, Éditions Le feu sacré collection « Les feux follets », postface d’Aurélien Lemant, décembre 2023, 55 pages, 8,50 euros