Le souci de la terre,  nouvelle traduction des Géorgiques de Virgile

Ces dernières années l’œuvre du grand poète latin Virgile a donné lieu à plusieurs retraductions, dont celle de l’édition de la Pléiade en 2015, ou pour L’Enéide, celle de Paul Veyne en 2022.

En 2015, Frédéric Boyer proposait la sienne des Géorgiques sous le titre Le souci de la terre ; elle vient de paraître dans la collection “Poésie” de Gallimard. 

Les textes en langues anciennes vivent, on le sait, par le renouvellement de leurs traductions, qui non seulement actualisent la langue mais peuvent aussi ouvrir les œuvres à un sens qui fasse écho aux préoccupations d’une époque ; alors, on redécouvre des textes sous une autre dimension.

Ce long poème en quatre parties, traitant successivement du calendrier des travaux des champs, de l’agriculture et de l’élevage, est particulièrement connu pour sa dernière section consacrée à l’apiculture, en lien avec le mythe d’Orphée sur lequel se clôt le texte.

Rappelons que le titre original, Les Géorgiques, est le calque du latin, lui-même redevable au terme grec geôrgikoscelui qui travaille la terre .

Dans le cas d’une œuvre du grand « répertoire », on peut s’interroger sur ce qui motive cet intérêt actuel pour Virgile, et en particulier pour cet opus. Le nouveau titre « Le souci de la terre » parle de lui-même dira-t-on, à l’heure des préoccupations environnementales. Frédéric Boyer, écrivain et traducteur, qui a dirigé la nouvelle traduction de la Bible chez Bayard en 2001, s’en explique dans une introduction composée de 15 courts textes consacrés aux divers enjeux de cette traduction.

Du long poème en quatre chants au recueil de poèmes en quatre sections

Il a opté pour le séquençage de chaque chant de plus de 500 vers en unités (invocations, digressions, motifs saisonniers, activités etc.) qui constituent autant de poèmes en vers libres, et s’apparentent formellement au verset, au poème en prose et même au haïku qui apporte des respirations au sein de textes plus longs.

« Bronze rauque

On entend une voix

Le son fracassant des trompettes »

La fragmentation en courts textes facilite la lecture, l’usage des blancs qui séparent également les vers met en valeur certaines images qui pourraient passer inaperçues et favorise des effets comme l’énumération, l’invocation, le rejet expressif, l’infinitif prescriptif.  

« Mais au milieu des grandes chaleurs faucher la moisson mordorée

Au milieu des grandes chaleurs battre sur l’aire les blés secs

Nu labourer et nu semer »

La partition des textes dispose à une lecture qui peut se faire aisément sans suivre l’ordre linéaire, tout en mettant en valeur la variété des genres et la structure de l’ensemble.

Le titre

Pour justifier la traduction du titre, le traducteur et poète rappelle que le mot soin correspond au terme latin cura qui revient fréquemment dans le corps du texte, car il s’agit d’avoir souci de cette terre dont on découvre aujourd’hui à quel point elle est vulnérable : « le poème devient le lieu de cette méditation stratégique : qu’est-ce que veut dire habiter la terre ? qu’est-ce que le soin que nous lui devons pour signifier notre appartenance terrestre ? ».

Du chant et des mythes 

Il est également rappelé que, dans l’antiquité, la poésie est un chant, carmen (chant et envoûtement) et que Virgile a lu son poème devant Mécène. L’attention au rythme, à la musicalité des mots choisis par le traducteur produit certains bonheurs de traduction qui évoquent la musique du texte virgilien.

Toutefois c’est l’écriture, qui, tel un sillon s’inscrivant dans la lignée humaine,  permet de faire parler les morts et de parler de la mort.  Ainsi le mythe d’Aristée dont un essaim d’abeilles naît de la putréfaction des viscères de bovins sacrifiés; ainsi celui d’Orphée dont Frédéric Boyer interprète la version virgilienne : « le désir fou d’Orphée, désir incontrôlable de se retourner, est contraire à l’attention que nous devons porter à la vie, à la terre vivante .» 

Outre ces interprétations intéressantes, Frédéric Boyer présente les qualités distinctives du texte : attention au détail, douceur du regard, composition de l’œuvre intégrant des micro-narrations, des digressions, des scansions telles que les invocations aux muses, aux divinités ou encore ces apostrophes au Prince ou à Mécène. 

Le ici et là-bas, le grand et le petit

Le contexte de création est celui de la guerre civile de la fin de le République. Si l’écriture relève de l’otium, temps réservé aux activités de l’esprit,  le travail du paysan partage également ces temps de paix, en opposition aux activités guerrières. 

« D’innombrables guerres partout dans le monde

La charrue totalement déshonorée

Les campagnes en deuil, privées de cultivateurs

La lame courbe des faux fondue pour faire des épées droites »

Relier le grand au petit – « oh oui, chanter les grands espaces mais en cultiver un petit »-,   le ciel à la terre, comparer la terre à la mer , telle est l’envergure du regard de celui qui a soin de la terre.

Une conception de la domestication 

Virgile nous est proche, car, à l’inverse de poètes qui regrettent l’âge d’or, tel Ovide ou Tibulle, il fait l’éloge de l’industrie humaine ; la nature qu’il dépeint est déjà modifiée par l’homme ; en enseignant comment tailler les arbres, bouturer les ceps de vigne, sélectionner les animaux selon leurs atouts pour la reproduction, la production de lait ou de viande, il vante la sélection naturelle ou artificielle, la domestication, la technique. Mais, à notre différence, ce regard sur l’inventivité humaine embrasse également le ciel, qui indique des lois immuables selon les saisons, ou des signes qui ne trompent pas : la couleur de la lune, du soleil, la clarté du ciel, la position des étoiles.

« Et le soleil d’or règne sur le globe, divisé en parties du monde distinctes selon douze astres »

« Y semer au changement d’étoile de l’épeautre blond, là où se ramassaient avant de joyeux légumes aux cosses branlantes »

Un livre entier est consacré au bétail, un autre, aux abeilles, c’est dire la place accordée aux bêtes : bovins, caprins, chevaux, chiens,  sont passés  en revue et attirent la compassion du poète quand il s’agit d’évoquer une maladie généralisée au livre III :

« D’où ces veaux qui sont morts en foule dans le bonheur des herbes ou, qui , près des crèches remplies, ont doucement rendu leur souffle »

« D’où est venue la rage aux chiens caressants » 

Toutefois, il serait inexact de faire du poète un défenseur de la cause animale. Hommes et bêtes semblent soumis aux mêmes lois de la culture et de l’élevage, comme ils le sont à celles de l’amour.

« Le temps fuit en attendant

Il fuit irréparablement

Pendant que nous parcourons chaque détail de notre prison

L’amour »

L’étrangeté qui rapproche

L’énumération de règles pratiques, l’expression de certaines croyances qui ne sont plus les nôtres, contribuent au charme du livre, en lui donnant une dimension spirituelle. Mais les invocations aux muses et autres divinités, comportent une dimension rhétorique et ne relèvent pas véritablement de la foi religieuse. Virgile ne croyait pas à l’existence de Pan, pourrait-on dire, en parodiant Paul Veyne qui se demandait si « les Grecs ont cru à leurs mythes ». 

« Toi quittant la forêt paternelle

La campagne boisée du Lycée

Pan gardien de brebis

Protecteur de ton cher mont Ménale

Protège-moi présence de Tégée. »

Au-delà, et peut-être grâce à la part étrange de ce texte, cette nouvelle traduction, en mettant en relief la diversité des êtres vivants, des activités, des paysages et des formes poétiques, nous le rend à la fois proche et lointain.

L’ambition énoncée dans le sixième texte de l’introduction semble alors réussie : « les textes anciens ont certes toujours quelque chose à nous apprendre, à condition pour cela de les transmettre dans leur littéralité pour les interroger de nouveau , mais plus encore d’une certaine façon les textes anciens ont quelque chose à apprendre de nous ». En quel sens, c’est ce dont l’expérience de lecture de cette traduction rend magnifiquement compte.

Florence Ouvrard

Virgile, Le Souci de la terre, traduction nouvelle des Géorgiques, traduit du latin et précédé d’une préface Faire Virgile par Frédéric Boyer, Gallimard, « poésie », mai 2024, 288 pages, 7,20 euros

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