A propos de « Tout l’argent du monde » de Ridley Scott

Huit mois seulement après Alien Covenant, voici donc le nouveau Ridley Scott. On connait le sujet : l’enlèvement, en 1973, du petit-fils du milliardaire Paul Getty, le refus de ce dernier de payer la rançon et le combat désespéré de la mère pour récupérer son enfant.

 

Le style Scott

Comme beaucoup de films récents de Scott, Tout l’argent du monde donne dans un premier temps une impression d’efficacité sans relief. Ce n’est qu’une fois la projection passée que la richesse du long-métrage se fait jour, insidieusement. On peut expliquer ce phénomène par la mise en scène de Scott, qui fonctionne toujours sur deux niveaux : à première vue, un découpage toujours simple, qui attire peu l’attention, se concentrant sur le sujet ; sous cette surface, des mouvements complexes et une imagerie constamment allégorique, y compris dans des récits criminels réalistes comme American Gangster, Cartel ou Tout l’argent du monde. Concernant ce dernier film, il suffit de gratter un peu les différentes « couches » que sont la reconstitution méticuleuse, l’invisibilité du découpage et le jeu sobre des acteurs, pour voir apparaître plusieurs motifs formels qui s’entrecroisent et se complètent, imprégnant notre regard en profondeur, créant par la même la signification du film.

Tout d’abord, le motif du cloisonnement : tous les protagonistes, et pas seulement l’otage, sont prisonniers physiquement et mentalement. Le jeune Paul Getty est bien sûr prisonnier de sa geôle, mais aussi de sa généalogie. Le vieux Paul Getty est prisonnier de son manoir et de sa paranoïa. Les bandits sont enfermés dans leur ferme et dans leur misère intellectuelle. La mère l’est dans son appartement et dans son désespoir ; même lorsqu’elle sort, les paparazzis l’encerclent et l’étouffent, la confinant dans sa voiture. Il va de soi que tous ces espaces sont hermétiques, coupés les uns des autres, socialement, visuellement : espace immaculé contre espace crasseux, espace urbain contre espace rural.

 

 

Ensuite, le motif de la circulation absurde, vide de sens : ce second motif découle du premier puisque, malgré les appels téléphoniques nombreux entre les différents pôles, il n’y a pas de communication réelle : aucun des protagonistes ne se comprend. Dès lors, le film dégage volontairement une impression de va-et-vient stérile entre les différents espaces, par le biais du montage rapide. De plus, cette impression de déplacement stérile est redoublée à l’intérieur même des espaces, par les travellings qui collent longuement aux personnages, pour les voir à la fin butter contre une impasse (physique ou mentale), accentuant leur agitation impuissante.

De ce motif de la circulation absurde, l’argent est le symbole suprême et paradoxal, lui qui devrait servir à fluidifier les relations humaines, mais qui ne sert qu’à les bloquer davantage en élevant des cloisons sociales. La raison de cet effet pervers est vieille comme la civilisation : certains hommes, comme Getty, mais pas seulement lui, déifient la matière (l’or, le diamant ou le pétrole), ainsi que le papier monétaire qui la reflète sur le marché. Cette masse de papier défile sous nos yeux « en circuit fermé », comme ces petits rubans de Télex qui donnent chaque jour le cours mondial du pétrole à Getty et qui s’amoncellent entre ses doigts avides et tremblants. Irrationnalité totale qui nous amène au troisième motif, celui de l’artefact, et de l’illusion qu’il sous-tend.

 

Romain Duris et Charlie Plummer

 

En effet, parallèlement aux innombrables plans d’argent qui parsèment le film, Scott multiplie sur l’écran un élément qui devrait, dans son essence, s’opposer au vulgaire papier reproductible : l’Art ancien, l’œuvre unique. Mais c’est peine perdue. Dans ce monde cruel où tout, y compris un enfant, devient une marchandise, l’Art aussi devient un objet comme les autres. La sublime peinture de la Renaissance (une Vierge à l’enfant) est « gâchée » par la convoitise jalouse du vieux Getty. Les statues marmoréennes remplissent inutilement les immenses réserves du magnat, comme dans Citizen Kane. Les temples antiques de Rome sont devenus « habituels » aux yeux des citadins. On le voit, dans son relativisme (ou son pessimisme foncier), Scott montre que le plus beau des chefs-d’œuvre peut être aisément perverti : d’abord, par le Temps, qui l’efface peu à peu de la surface de la Terre (omniprésence des ruines dans l’image), ensuite par l’argent lui-même, qui l’achète, afin de le dérober au regard des autres, n’en faisant qu’un objet décoratif, dans un palace vide et froid. Ou comment le matérialisme, par une alchimie ironiquement inversée, transforme l’or en plomb, l’Art en vulgaire artefact : c’est le sens bien sûr de ce Minotaure miniature offert au petit Paul par son grand-père, objet « inestimable » qui devient d’un seul coup un vulgaire souvenir pour touriste…

 

 

A force de se laisser dominer par l’argent, celui-ci devient une entité aliénante, filmée comme telle par Scott (voir le parallèle saisissant entre les fourmis ouvrières de Getty et celles de la mafia, dépassées par le nombre de billets). Le monstre corrupteur, présent dans tous ses films, et qui exige le sacrifice de l’Innocence, le voici à nouveau. Dans Legend (1985), du fond de Pandémonium, le Prince des ténèbres exigeait le sacrifice de la pure licorne, la faisant mutiler par les horribles gnomes. Du fond de son manoir plongé dans l’ombre, éclairé à demi par les flammes de sa cheminée, Getty laisse son petit-fils, cet ange blond qui flottait dans les rues de la Cité éternelle, se faire arracher l’oreille…

En définitive, comme tous les films de Scott, Tout l’argent du monde est une fable. Et comme dans toutes les fables, la cruauté est reine. On pourra reprocher au vieux cinéaste cette noirceur continuelle, comme, en d’autres temps, on reprocha au vieux Goya de couvrir les murs de sa maison par ses peintures noires, et d’y montrer Saturne dévorant l’un de ses fils

 

Claude Monnier

Tout l’argent du monde (All the Money in the World, 2017). Réalisation : Ridley Scott. Scénario : David Scarpa. Photo : Dariusz Wolski. Décors : Arthur Max. Musique : Daniel Pemberton. Distribution : Michelle Williams (Gail Harris), Mark Wahlberg (Fletcher Chace), Christopher Plummer (John Paul Getty), Charlie Plummer (John Paul Getty III), Romain Duris (Cinquanta). Production : Sony, Imperative Entertainement, Scott Free. Durée : 132 minutes.

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