« Derrière le miroir » de Nicholas Ray réédité en blu-ray

L’un des plus grands films de Nicholas Ray, Derrière le miroir (Bigger Than Life, 1956), est ressorti cet été dans une splendide copie, chez l’éditeur vidéo ESC. L’occasion pour Boojum de s’interroger sur un film précurseur.

Amérique, années cinquante. Victime d’une maladie artérielle rarissime, un modeste instituteur (James Mason) suit un traitement expérimental à base de cortisone. Mais cette substance, prise à trop forte dose, va le conduire à la folie.

 

American Way of Lie

 

Le titre original, Bigger Than Life, évoque évidemment l’euphorie et le sentiment de grandeur qu’éprouve le personnage dans les premiers temps du traitement, lui qui, auparavant, s’est senti si diminué et a tant souffert. Un titre cruellement ironique quand on connaît le délire mégalomane et la chute qui s’ensuivent. C’est paraît-il Claude Chabrol, alors attaché de presse auprès de la Fox, qui suggéra le titre français plus énigmatique : Derrière le miroir. 

Chabrol avait bien compris que le drame médical autour de la cortisone n’était qu’un prétexte. Fin connaisseur et admirateur de Nicholas Ray, comme tous ses amis des Cahiers du cinéma (Rohmer, Truffaut, Rivette, Godard), il voulait sans doute suggérer, par ce titre, le thème principal qui innerve toute la filmographie du réalisateur : le sentiment de douleur, d’échec, de fêlure (au sens de F. Scott Fitzgerald), d’êtres fragiles face à la réussite obligatoire de l’American Way of Life. L’image emblématique du film est à ce titre le miroir brisé dans lequel s’observe James Mason, au milieu du récit : sa personnalité se fissure, certes, mais c’est surtout le rêve américain qui vole en éclat, laissant apparaître toute la névrose qui se cache derrière cette volonté forcenée de réussite matérielle, derrière cette façade de publicités criardes et mensongères (voir le nombre d’affiches touristiques kitsch dans la maison du héros).

 

 

Névrose 

 

Cette névrose américaine, se traduisant par une boulimie de consommation, trouve sans doute son origine dans la misère consécutive à la crise de 1929 et dans les horreurs que cette même génération (celle de Ray justement) a subies durant la seconde guerre mondiale. Pour refouler ces traumatismes au plus profond de soi, quel meilleur moyen que de se construire un cocon, celui d’une banlieue proprette ? Mais on n’échappe pas à ses démons…

C’est tout cela, finalement, que raconte ce film magistral. On notera d’ailleurs le contraste saisissant entre le glorieux CinemaScope (le vrai, celui de la Fox) et le sordide étouffement que procure le pavillon. Certes, l’écran large était quasiment obligatoire en ces temps où la télé commençait à faire chuter sérieusement les entrées en salles. Et nul doute que la production a choisi ce CinemaScope pour mieux attirer le public, qui risquait d’être rebuté par un sujet si grave.

 

 

Mais, pour Nicholas Ray, les atours du Scope sont ceux d’une belle plante carnivore. Architecte de formation, l’auteur de La Fureur de vivre se sert du format rectangulaire et de sa légère distorsion visuelle pour mieux nous faire éprouver l’étroitesse du lieu, nous enfermer dans ces volumes et recoins étouffants, en accentuant qui plus est, par l’artifice des éclairages de studio de plus en plus contrastés, la fausseté du mode de vie représenté. Et cette fausseté est d’autant plus douloureuse que le noyau familial (le père, la mère, l’enfant) est interprété avec beaucoup d’intensité par James Mason, Barbara Rush (très belle actrice, injustement méconnue, qui aurait mérité un oscar pour sa performance criante de vérité) et le petit Christopher Olsen. Ray les a dirigés de main de maître, ayant su leur faire éprouver cette sensation de cocon cauchemardesque (celle du studio hollywoodien ?) qui craque de tous côtés.

De fait, avec ce pavillon puritain qui abrite la folie, ce motif répété du miroir, cet escalier comme vecteur des crises meurtrières à base de paire de ciseaux, il est permis de voir dans Derrière le miroir une prémonition du Psychose (1960) d’Alfred Hitchcock !

 

Claude Monnier   

 

DVD/Blu-ray Derrière le miroir (Bigger Than Life, 1956) de Nicholas Ray avec James Mason, Barbara Rush, Walter Matthau, Christopher Olson. Editeur : ESC. Durée : 95 minutes. Format image : 2.55 (CinemaScope). Supplément : entretien (très complet) avec Mathieu Macheret (20 min). Disponible depuis juin 2018.

Remerciements à Emmanuel Grésèque et Thifaine Sallin. 

 

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