« L’amour égorgé » de Patrice Trigano, pauvre Crevel !

Le roman non fictionnel ou roman témoignage est un genre romanesque où la narration rapporte des faits réels, tout en empruntant aux techniques de la fiction littéraire classique.

Truman Capote, de sang froid, chacun le sait, ouvrit le ban en janvier 1966. Le ban se fit sériel et aujourd’hui, genre fort prisé  des marchands — ô pardon des éditeurs. 

Rien de nouveau sous le soleil

Stendhal déjà empruntait à la rubrique faits divers et avant lui,  tout romancier digne de ce nom puisque l’essence du talent littéraire tient à la métamorphose d’un fait vrai, réellement arrivé en navire de lettres, susceptible de transborder son lecteur ailleurs, ici la boue est faite de nos pleurs. De la mise à mort d’Oronoko, l’esclave royal, merveilleusement contée en 1668  par  d’Aphra Behn à La Mulâtresse Solitude d’André Schwarz-Bart 1972, l’écrivain s’évertuait par son  art à rendre  vie, chair et parole aux morts. 

Réinventer,  ressusciter un monde par  l’écriture exige l’usage  d’une technique rhétorique, linguistique, grammaticale.  Tous moyens lors étaient mis  en oeuvre afin de  sonner juste : donner au lecteur l’illusion de vivre à une époque différente de la sienne selon des codes – sociaux comme éthiques — différents des siens. C’est là d’ailleurs l’essence de la chose littéraire,  vivre, écrivant ou lisant, une autre vie que la sienne. Pacte non tenu par l’auteur de L’Amour égorgé ( quel titre ! ).

Aphra Behn, ce faisant, inventa le roman de la cruauté, qui fut depuis roman gothique et Schwarz-Bart  offrit à une misérable  la couronne de la  première princesse de Clèves noire, appliquant à la souffrance africaine les codes rhétoriques, particulièrement  l’usage de la litote,  réservés jusqu’ici aux Dames titrés des temps jamais : 

Avec votre permission, Maître, mon nom est Solitude 

Le choix d’un registre, d’un mode d’expression à lui seul déchire le réel et le remet d’aplomb.  Tel paraît devoir  être l’enjeu du travail.

Quand nulle invention cependant ne fait art

Rien de tel ici. Non seulement Trigano — c’est là son strict droit —  n’invente rien mais dit si peu, se contente simplement de rapprocher le passé en quelque sorte de le traduire de manière pédagogique à ses contemporains.   

Pour conclure, je pourrais développer et élargir le discours que j’avais tenu sur ce même site à propos de Kessel et Svetlana Alexievitch, me demander et prier mon lecteur de réfléchir à l’intéressante querelle qui suivit l’octroi par ce rare écrivain du prix Nobel de littérature mais je m’arrêterai là et  m’attacherai  à répéter ce truisme : ce qui fait le roman ne tient pas seulement à la question fiction/non fiction ( prononcez none fictione ) mais à l’écriture et m’évertuerai à comprendre la nécessité d’un semblable ouvrage. 

Si Patrice Trigano avait, sur ce même ton, trivial et contemporain,   composé le roman de Victor Hugo ou de Rimbaud,  personnages  dont,  au sortir du Secondaire,  tous les écoliers de France savent le parcours biographique,  possédant une assez vague idée de l’oeuvre pour pouvoir mettre en relation l’un et l’autre,  la chose se pourrait admettre.  Victor Hugo et Rimbaud ont déjà beaucoup servi : au pire comme au meilleurs mais dans le cas de cet inconnu célèbre, de cet ovni, qu’a été Crevel,  la chose paraît assez mal venue. 

Crevel ! Le sujet était beau, l’époque foisonnante, à la fois trop et mal connue.  Les comparses , tous sans exception,  incarnaient des types humains à la fois complexes et singuliers.  En un mot comme en cent,  la matière des personnages méritait  que l’auteur s’y arrête et nous en délivre l’essence.  Le moyen de séparer vie et oeuvre ? Le moyen avec ce romancelet-meringue — des oeufs, le minimum Wikipedia ou Vulgate, montés en neige, les maigres articulations du récit, auxquels on adjoint une belle dose de sucre, les piments de l’amour, du sexe, de la maladie et des deuils — de donner à saisir qui fut Crevel ? 

Trigano d’ailleurs se trouve pris à son propre piège. La preuve ?  L’encombrement d’un si court « roman » de tuteurs biographiques, rendant, un comble,  son ouvrage à la fois étique et indigeste.  

Pour réussir son affaire, il aurait dû savoir son Crevel et l’époque sur le bout des ongles afin de parvenir à en  composer le roman et non se contenter de suivre de lit en lit, son héros, sans trop d’égard pour ses heures de bureau.  

Il lui aurait suffit d’attendre la parution des Oeuvres complètes de Crevel  aux éditions du Sandre et de lire  bel article de Philippe Lançon — Libération du 25 juin 2020 —  qui, en si peu de mots,   éclaire autant  le personnage, qu’il donne accès à l’oeuvre,  à ce qui, au sein même du mouvement surréaliste,  distingue Crevel de ses camarades. Particulièrement  son matérialisme, emprunté à son cher Diderot, celui qu’Elisabeth de Fontenay qualifiait naguère d’enchanté et qui peut-être constitue, non seulement l’essence de l’oeuvre de Crevel,  mais une grande part de l’aventure surréaliste déjà en germe dans Le Rêve de d’Alembertet dans maintes autres pages et promenades de Diderot ? 

Comment passer sous silence la lutte de Crevel contre la froide raison moderne, accoté à Pascal, sa raison du coeur ? 

Comment  ne voir dans la révolte de Crevel, qu’un des avatars de la dérive du “Bateau ivre” et des suggestions roboratives du difficiles Lautréamont ? 

Comment ne pas tenter de donner à sentir le climax du temps, le génie ou l’esprit des lieux pour conter semblables aventures ? 

Trigano s’est contenté de rapprocher Crevel.  Un peu court pour le roman d’une telle personne ? 

Aragon n’aurait existé que pour conduire le beau Crevel — combien de fois l’auteur nous ne nous aura-t-il pas  seriné que Crevel était à son goût ! —  au sauna ;  la scénographe de talent et grande figure de la résistance anti-nazie, Mopsa Sternheim, semble n’avoir été engendrée et mise au monde, que pour procurer sa première et unique plénitude hétérosexuelle au « beau » Crevel et tenir son ménage.

Je me souviens avoir demandé ce livre pour en savoir davantage sur Nancy Cunard, cette riche anglaise,  pour les yeux de laquelle Aragon avait tenté de se donner la mort à Venise, morte dans la misère, ramassée, agonisante par la police et murmurant — enfin ?  encore ? —,  l’adresse d’Aragon. Je me souviens qu’Aragon ne s’est pas rendu à l’hôpital lui dire un éternel adieu. La Triolet avait ouvert la porte et mangé le message. 

D’elle,  j’ai seulement appris qu’elle pratiquait le triolisme pour vaincre — la belle affaire ! — sa frigidité, chose commune en un temps où les garçons pressés ne songeait qu’à exulter leur virilité, sans égard pour le vase et où l’éducation des filles dédaignait de passer par  la case plaisir.   

Lire ce livre équivaut à subir un pince-fesses où chacun disserte des pratiques sexuelles des people,  en se pâmant devant le Vagin de la Reine ou un plug anal.  

Misère de la pensée, pensée de la misère ! Quel gâchis !

Il n’est de biographie : de roman, que de la vie improductive, solfiait Roland Barthes non sans quelque malice car, excepté l’école Annie Ernaux, personne ne biographie les vies ordinaires à moins d’être poète. Trigano n’aurait pas composé le roman d’un jeune homme ordinaire, qui prétend traiter ici la matière Crevel, du presque seul point de vue de ses errances sexuelles, de sa vie mondaine et évidemment sa maladie. Ni la Montagne magique ni l’oeuvre de Marcelle Sauvage ou celle d’Hervé Guibert, pas davantage celle de la “Belle de jour” du grand Kessel. Comme dans une chanson de Vincent Delerm,  name dropping à la ligne. 

Le roman, c’est là le pacte passé entre auteur et lecteur, promet d’offrir aux personnages ce supplément d’âme, ce souffle qui manque au terne et à l’invisible et que la littérature lui restitue. Dans son roman-meringue, Trigano sacrifie davantage à l’art de la conversation  qu’à celui du roman. Il n’importe me direz vous, Austen voire Diderot nous ont habitués à écouter des voix et ce genre en vaut d’autres… Ecrire des dialogues est un art difficile et l’auteur malhabile,  peine ici, une litote, à quitter la surface. 

Dans la vraie vie, chacun,  pour aller vite, raccourcit sa pensée, évite le profond, sous peine d’ennuyer de lasser, et à la va-vite, range, classe avant de tourner les talons.  Aussi voit-on dans Les Demoiselles de Rochefort, Yvonne Garnier ne pas reconnaître Delphine,  sa propre fille, dans le portrait du jeune Maxence partant en perm à Nantes. Tout le travail du littérateur tient à réparer cet affront quotidien fait à l’homme et l’art de la biographie constitue la plus belle occasion jamais offerte au mort d’être vengé de la rapidité et de l’indifférence de son temps aboli. 

Le livre refermé nous savons que Crevel était beau, fascinant même,  avec ses yeux magnétiques et que, bisexuel, il faisait des ravages dans les coeurs cis, trans et autres. Sans doute aurait-il sa place dans une histoire des sexualités… Je ne sais, la sienne assez commune et pas seulement comme les militants s’évertuent à nous en persuader, merveille des temps modernes. Nous savons aussi que Breton, le pape du Surréalisme, l’estimait mais que ce ronchon ne goûtait guère les homosexuels : ce qui gâta un peu leur relation. Quid du matérialisme de Crevel ? Crevel souffrait de tuberculose aussi s’intéressa-t-il à ce corps incapable de  servir de monture au jeune homme si assoiffé de « vivre »,  qu’il requit de la drogue et de l’alcool de l’aide, ce qui évidemment constitue un oxymore, que j’eusse aimé voir développé. Madame Mère aurait été une simple Xantippe, une Folcoche affreuse. Certes, le père s’est suicidé et Crevel se serait vu menacé de finir comme lui, qui aurait, par le chemin des écoliers,  fini par obéir au diktat de la Mégère. Rien de ceci n’est prouvé.  La psychologie des chaumières — celle de Elle, Marie-Claire ou Psychologie magazine — parle d’elle même comme dans les conversations de cocktails que j’évoquais tout à l’heure. De cette mère, l’auteur ne retient que son statut abject – un truisme – de bourgeoise. Un peu court, considéré le talent de son fils, sa culture classique et sa manière d’en user opposé en tous points au trissotinisme du narrateur. 

Que Patrice Trigano ne livre si peu de de Gide, excepté son rapport aux garçons, gène moins puisque Gide est connu mais les portraits toujours centrés sur l’anecdotique  lassent vite. 

La chose blesse l’âme quand il s’agit de Mopsa Sternheim, de Nancy Cunard ou du peintre Macewans (dont je ne connaissais pas l’existence) et dont je ne sais encore  que sa bisexualité.  Avait-il du talent ? Pourquoi l’a-t-on si vite oublié ? Quant à l’Amazone,  Nathalie Barney,  n’a-t-elle pas servi la noble cause de la libération sexuelle, puisque c’est là le sujet du livre et Crevel, le prétexte, autrement qu’en provoquant les Dames ?  

J’eusse aussi aimé que Trigano rappelât à son lecteur l’importance de Jean-Michel Frank, le condisciple de Crevel au lycée Jeanson-de-Sailly, dans la fabrique du goût contemporain, mentionnât son suicide à New-York et  rappellât qu’il avait servi de modèle au Silbermann de Jacques de Lacretelle…  Crevel paraît-il dans Silberman ? Je n’en sais rien, n’ayant de longue date relu ce remarquable roman mais il revenait peut-être à Trigano de le relire au seuil de sa rédaction. 

Quant à Mopsa Sterheim, nous savons qu’elle était bi, jolie, faisait bien l’amour à Crevel ou le contraire, bref que ça matchait grave entre eux et qu’elle a tenu son ménage à Paris…

Mopsa rayonnait de joie de jeunesse. Elle avait pris spontanément en main la gestion du foyer, s’occupant des courses, de la préparation des repas. […] Mopsa était impatiente de se mêler aux fastes des grandes soirées, des bals, des dîners… 

Or, l’amoureuse était une héroïne. Le SOE rejoint, la ménagère fut arrêtée, torturée sans  parler et ensuite transférée au camp de Ravensbrück où en qualité d’infirmière elle soutint grandement ses compagnes d’infortune.  En outre et une paille, Sternheim fut une scénographe, décoratrice et costumière de talent, comme Klaus Mann, présenté par Trigano comme le fils du Grand Thomas, fut à la vérité un auteur important à relire à qui veut comprendre les Allemagnes de Weimar et  du Reich millénaire… Le dandysme et la coke pouvaient conduire à la plus effective et courageuse des résistances et pour être fils ou fille de on peut posséder son talent, voire son génie propre.  Même si Crevel ne meurt qu’en 1935, et que la guerre ne commence qu’en 1940, mentionner le parcours d’une compagne n’aurait pas nui à la saisie du personnage, ce d’autant plus que c’est déjà l’Allemagne soumise au Sorcier blond, qu’avait fuie Mopsa Sternheim, en suivant Crevel à Paris. 

Il ne s’agit ici que de faire croire à tout Julien Sorel ou Rastignac, monté de province pour faire l’artiste à Paris, enivré de vin, de drogue et de plaisirs non genrés, qu’il a l’étoffe d’un génie. 

Pour attendrir mon point de vue, j’ajouterai ceci :  tout dépend de l’horizon d’attente du lecteur. 

Si vous, vous goûtez les biographies-meringues, celles qui vous permettent de pouvoir,  en deux heures chrono, acquérir les connaissances suffisantes pour ne pas rester en panne sèche, quand autour de vous, chacun discourt du Surréalisme, courrez chez votre libraire, le « roman » de Patrice Trigano est pour vous, plus allusif  qu’une fiche Wikipedia et évidemment nettement plus croustillant.  

Sarah Vajda

Patrice Trigano, L’Amour égorgé, Maurice Nadeau, septembre 2020, 200 pages, 18 eur

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DROIT DE REPONSE DE PATRICE TRIGANO

Je suis de ceux qui pensent que la critique est le compagnon inséparable et nécessaire de la littérature. Quelle soit favorable ou hostile, la critique se doit d’être entendue et respectée. Il est toutefois parfois nécessaire d’y répondre afin d’apporter des éclaircissements au lecteur.  

Je voudrais tout d’abord rappeler qu’à l’exception de la critique de Sarah Vajda, L’amour égorgé, qui a fait partie de la sélection du prix Giono, a bénéficié depuis sa parution en septembre 2020 d’un accueil favorable de la presse littéraire :

– Le Figaro littéraire/ Mohammed Aïssaoui: «…le style remarquable sans lequel l’entreprise littéraire n’aurait pas été possible… » ; 

– L’Obs/ Claire Julliard: « Une pépite littéraire » ; 

– Marianne/ Stéphane Kœchlin: « …Trigano nous offre un récit cruel et touchant à la hauteur de son sujet… » ; 

– Télérama/ Stéphane Ehles : « …une formidable plongée dans les années 20-30… » ; 

– Le Point/ Tahar Ben Jelloun: « …le portrait précis et assez objectif d’une époque très riche en création.… » ; 

– Bookemissaire/ Eric Naulleau : « …cette passionnante biographie romancée… » ; 

– Toute la culture.com/ Yaël Hirsch « …cette biographie sensible et habitée… » ; 

– La République des livres / Daniel Lefort : « Le roman de Patrice Trigano illustre la conquête de l’histoire par la fiction » ; 

– La cause littéraire/ Patrick Froissard: « …une mise en scène certes fictionnelle mais construite sur un travail pointilleux de reconstitution… », sans pouvoir tout citer.

Prenant le contrepied de ces articles, Sarah Vajda parle d’un « ton trivial … d’un ouvrage indigeste et étique », qualifiant mon livre de « roman meringue ». C’est son droit. En revanche, il me semble nécessaire d’apporter les précisions suivantes : 

– il est indiqué que l’auteur « n’invente rien ». Or L’amour égorgé est un roman, comme stipulé à la page titre, certes librement inspiré par des éléments factuels avérés concernant la vie du poète René Crevel, mais dans lequel la part de fiction ne peut échapper à tout connaisseur de la période concernée ; 

– il est précisé :« lire ce livre équivaut à subir un pince-fesses où chacun disserte des pratiques sexuelles des people, en se pâmant devant le Vagin de la Reine ou un plug anal ».  Or s’il m’arrive en effet d’accorder une place dans mon livre à la description de comportements sexuels, en prenant soin de ne jamais céder à la vulgarité, c’est parce que la sexualité libre trouvait son apogée dans les milieux artistiques dépeints et que la bisexualité active de René Crevel était une composante importante de sa personnalité.  En revanche, je regrette qu’il ne soit pas pris en considération la place importante que mon roman attribue au mal de vivre de René Crevel, à l’épreuve de sa maladie, ses amours tumultueuses, sa lutte contre le fascisme et au drame de son passé qui le hantait ; 

– il est question du peintre « Macewans » « dont je ne sais encore que sa bisexualité » écrit l’auteure de l’article, alors qu’il s’agit du peintre Mac Cown qui fut le compagnon de Crevel, cité à de nombreuses reprises et dont la vie est décrite dans L’Amour égorgé 

– il m’est reproché de ne pas avoir mentionné le suicide de Jean Michel Franck mort en 1945 alors que le roman se termine en 1935 par le suicide de René Crevel ; 

– l’auteure limite le portrait que je fais de Mopsa Sternheim : « nous savons d ‘elle qu’elle était bi, jolie faisant bien l’amour à Crevel ou le contraire, bref que ça marchait grave entre eux et qu’elle a tenu son ménage à Paris », alors que je consacre de nombreuses pages, notamment au chapitre 11, pour relater la complicité intellectuelle et amoureuse qui existait entre elle et le poète décrivant le rôle fondamental de soutien moral qu’elle a joué à ses côtés ; 

– il n’est pas fait état des importants développements que je consacre aux mouvements dada et au surréalisme, qui a mes yeux constituent la grande aventure intellectuelle et poétique du vingtième siècle. 

Pour terminer, me gardant bien de me prendre pour Voltaire, je voudrais simplement rappeler l’épigramme qu’un jour ce dernier écrivit au sujet de Fréron qui avait férocement critiqué son œuvre : 

« L’autre jour au fond d’un vallon,

Un serpent piqua Jean Fréron

Que croyez-vous qu’il arriva ?

Ce fut le serpent qui creva. »

2 réflexions sur “« L’amour égorgé » de Patrice Trigano, pauvre Crevel !

  • 5 décembre 2020 à 19 h 37 min
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    Monsieur Trigano.

    Plutôt que de venir discuter ici des défauts — selon vous — de l’article concernant votre ouvrage (le ton, les formules, les conclusions, le rapport à l’auteur, les vertus du roman comme genre, etc., bref, la liberté), vous utilisez votre arme, l’argent, et un messager, votre avocat. Rien ne vous empêchait de nous (oui, nous, ici nous sommes solidairement unis) opposer de vrais et beaux arguments plutôt qu’une petite tentative d’en remontrer avec un argument fallacieux (les autres aiment, donc vous auriez dû aimer… mais il me semble que ce qu’ils disent montre qu’ils ont voulu faire plaisir — ou éviter un coup ? — mais pas qu’ils l’ont lu !) et un ton ironique que, à vrai dire, vous maniez mal. Mais cela reste notre point de vue, a priori nous serons irréconciliables là dessus également.

    « Il n’y a ni justice ni liberté possibles lorsque l’argent est toujours roi » (Albert Camus, « Combats »)

    Pourquoi je n’évoque que l’argent ? Parce que c’est la peine à laquelle vous vouliez nous faire condamner, puisque votre droit était acquis d’avance : Boojum ouvre les commentaires, et si vous nous l’aviez demandé directement c’est de bon droit que nous vous l’aurions accordé. Puisque c’est d’une peine financière que vous nous faîtes menacer, c’est qu’il doit donc s’agir pour vous d’une manière de vérité et de manière d’être au monde. Il faut bien avoir une valeur, je ne juge pas la vôtre, notez cette précision je vous prie.
    Pourquoi cependant le confort de l’argent vous mettrait-il à l’abri d’une saine querelle ? Votre attitude montre que c’est par cela seul que vous entendez faire comprendre à autrui qu’il ne faut pas venir se frotter à vous, à moins d’en vouloir, peut-être… Et bien, soit, l’argent fera de vous un individu intéressant pour autant que vous en avez et pour autant que ce soit une valeur. Elle n’est pas la nôtre.

    Je dois ajouter deux points précis :

    – c’est toujours avec ses adversaires qu’il faut venir débattre, même au risque de s’enrichir, sinon il faut choisir d’avoir une cour et ne pas offrir en le faisant publier son roman à la critique ;

    – c’est en prenant sur soi les critiques négatives (voire pire) que tout le monde (à moins que, non, je n’ose le croire, vous ne soyez pas tout le monde…) peut se grandir, montrer qu’il admet les règles du jeu et même montrer sa supériorité en ne s’offusquant pas de certains mots. Vous nous auriez fait donc beaucoup d’honneur, si tant est que nous soyons un rien jamais intéressé à votre personne. C’est Crevel uniquement qui nous intéressait et je maintiens ici que c’est Crevel qui est d’abord la victime de votre « roman ». Ai-je le droit de penser cela ? Dois-je déjà prendre attache avec mon avocat, très éminent confrère du vôtre ?

    Je regrette sincèrement qu’il ne vous soit pas venu à l’esprit (non, bien sûr, je garde ma citation de Cyrano pour moi) qu’il était simplement possible de n’être pas d’accord et de le faire savoir sans afficher si ostensiblement tout ce que vous êtes et qui constitue d’abord tout ce que nous ne pouvons que déplorer dans un individu qui semble s’être épanoui dans l’art. Avec cette limite : son commerce…

    Quant à Voltaire ! Diantre, commencez peut-être par le lire plutôt que d’user de cette citation éculée pour comprendre combien il est par sa pensée et ses combats tellement éloigné de l’image que vous venez de donner de vous-même. Aurait-il eu, comme vous, l’honneur des gazettes qu’il aurait supporté de bonne grâce le ton moins élogieux d’un seul ?

    C’est d’ailleurs avec un petit sourire, ni affecté ni ironique, le même sans doute que vous avez eu en trouvant par hasard votre citation finale dans quelque ana, que je me prends aussi à ce jeu et vous renvoie à Voltaire moi-aussi :

    « Qu’est-ce que la tolérance ? C’est l’apanage de l’humanité. Nous sommes tous pétris de faiblesses et d’erreurs ; pardonnons-nous réciproquement nos sottises, c’est la première loi de la nature. » (Dictionnaire philosophique)

    Prenez soin de vous. Et en effet, ne vous prenez pas pour Voltaire !

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