Prépare-toi, je t’emmène au cinéma : l’étudiante et son maître

Une certaine (bien nommée !) Emmanuelle décide de se donner comme patron de thèse un éminent professeur que l’on surnomme « le prédateur ». Sa réputation attire autour de lui les jeunes étudiantes comme autant de papillons… Bien sûr, Emmanuelle ne sera pas une parmi d’autres, elle saura se faire aimer… ainsi commence une illusoire lutte amoureuse.

– Appelez moi Maître, a-t-il dit…

Elle l’accepte, du bout des lèvres. Puis elle accepte tout, attendant le moment du renversement où, confit d’amour, le Maître deviendrait son esclave… Emmanuelle navigue ainsi entre espoir et frustration jusqu’à ce que le maître lui dise :

– Voulez-vous que nous prolongions cet échange ailleurs et autrement ?

Une trouble jouissance

Annie Dana réussit à nous faire éprouver le plaisir pervers que prend notre héroïne, dans une certaine douleur qui s’intensifie au cours de leurs ébats. Car le Maître se révèle être un gymnaste amoureux dénué de tout sentiment.

La perversion ici revêt plusieurs figures : d’abord celle d’une lutte pour la domination amoureuse qui n’exclut pas une secrète complicité entre le sadique et le masochiste (du moins dans l’imagination de la jeune fille) ; celle aussi d’une ambiguïté entre dégoût et attirance, haine et amour, soit une ambivalence qui restera indéchiffrable… Comment dire ? Annie Dana définit ainsi la jouissance perverse :

Il s’agit d’une fêlure invisible mais que rien ne peut colmater.

Le renversement produit une terreur qui tient de l’extase, et qui ne peut être partagée ni racontée…  ce que tente pourtant l’autrice dans ce court roman !

On se prend à penser que sa description est trop fine, trop précise, trop vivante pour que l’autrice ne l’aie pas elle-même expérimentée ? Son personnage, lui, l’a vécu. Son père, grand amateur de putes, lui a dit plus d’une fois :

– Viens, je t’emmène au cinéma.

Le lecteur découvrira quel genre de cinéma…

On comprend alors qu’Emmanuelle était restée victime d’une excitation provoquée par son père. Il fallait bien que cela se décharge quelque part !

Une certaine complexité

Annie Dana aborde ici une thématique qui fait penser aux controverses actuelles autour de #metoo, elle décrit bien les exactions que connaissent bien des femmes, mais dans une approche romanesque. Plutôt que de rester dans la vertueuse dénonciation qui est pourtant nécessaire, elle plonge dans les ambiguïtés du désir pervers où les incestueurs restent certes des incestueurs, mais où les victimes connaissent de troubles désirs qui les détruisent, malgré elles. J’en veux pour preuve le plaisir évident que l’autrice a pris à écrire ce texte… On sort ainsi du simplisme binaire bourreau absolu/innocente victime, alors même que le crime reste un crime.

Jusqu’à la fin glaçante que le lecteur découvrira au moment où Emmanuelle est rompue.

Mathias Lair

Annie Dana, Prépare-toi, je t’emmène au cinéma, éditions Unicité, octobre 2024, 102 pages, 13 euros

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