Mein Kampf, histoire d’un livre

Y a-t-il livre plus connu et moins lu — ou moins avoué d’être lu — que Mein Kampf, le pamphlet biographique et politique qu’Adolf Hitler écrivit dans sa prison dorée de Landsberg, après son coup d’état raté, et que l’éditeur qui sera le porte-parole de la doctrine nazie publie le 18 juillet 1925 ? Et l’édition récente n’y changer rien : car le texte est étouffé sous la masse critique et, pour reprendre le mot de l’éditeur lui-même, déconstruit (1). Pourquoi ce livre daté dans sa conception du monde et issu des névroses obsessionnelles d’un seul homme (contre les bolcheviques, la France, le Juifs, le libéralisme, le métissage racial, etc.), est-il aujourd’hui encore un modèle plus ou moins avoué pour beaucoup ? Pourquoi cette annonce claire de la Shoa, vendu à plus d’un million d’exemplaires avant 1939, n’a-t-il pas alerté les consciences, ni allemandes ni européennes ? L’enquête d’Antoine Vitkine, Mein Kampf, histoire d’un livre, passionnante et troublante pour ce qu’elle perturbe nos convictions de lecteur cultivé, remet ce livre particulier au centre du débat historique contemporain.

Naissance d’un livre

Adolf Hitler est arrivé au pouvoir démocratiquement, en 1933, sur les ruines de la République de Weimar qu’il avait déjà tenté de mettre à bas, par un coup d’état raté en 1923. Bavarois, il se sent investi de l’âme germanique pendant la Première Guerre Mondiale, dont il ne se remettra jamais. Soucieux de servir son nouveau pays, il investit les mouvements nationalistes et revanchards alors très nombreux, d’abord comme infiltré pour les services secrets allemands, puis, parce qu’il rencontre sa famille de cœur, pour son propre compte. Le petit sergent introverti devient Adolf Hitler dans les cafés où il prend la parole pour haranguer la foule convaincue d’avoir à se battre pour son identité nationale, contre l’envahisseur (la Ruhr est occupée par la France et la Belgique) et contre l’ennemi absolu (le juif). Hitler gravit très vite les échelons du groupuscule qu’il rebaptise NSDAP quand il en prend le contrôle et qu’il le reconstruit en mouvement politique destiné à gouverner la destiné de l’Allemagne.

Entre 1923, putsch raté, et 1933, élection réussie, il y a Mein Kampf, bible du national socialisme et exutoire absolue de toutes les folies d’un homme, mais aussi — ne l’oublions pas — condensé théorisé d’idées très couramment partagée dans l’Allemagne d’alors, sorte de super-doxa.

Antoine Vitkine reprend en détail l’histoire du livre, les conditions de sa rédaction, son rôle de fédérateur d’une mouvance nationaliste éclatée, son impact immédiat et la propagande des nazis pour promouvoir le chef d’œuvre de leur chef. Il nous montre aussi combien Hitler a été un politique d’une grande finesse, se jouant — et l’annonçant comme un joueur d’échec qui prépare ses coups et prévient son adversaire, qui n’en croit mais — des dirigeants européens comme autant de pantins désireux de se laisser aveugler…

Un livre « banal et terrible »

Le plus troublant dans l’enquête d’Antoine Vitkine, ce n’est pas le passé du livre, mais sa constante actualité. 

La restructuration en état-nationaliste de la plupart des pays dans le monde, ceux du moins qui sont dans cette mouvance, passe par un rapport à Mein Kampf. En Turquie, en Inde, ce livre d’Hitler est dans les meilleures ventes en librairie et les portraits d’Hitler sont courants. Certains, qui n’accordent pas toute confiance aux Protocoles des Sages de Sion (2) que l’on sait aujourd’hui un faux mais qui est admis pour réel par le monde arabe et antisémite, se retranchent derrière Mein Kampf, plus scientifique, pour connaître le complot juif international… Que les nazis se soient réfugiés chez Nasser — qui fut dans les jeunesses fascistes de son pays — pour diriger sa police, sa médecine ou sa propagande, et ainsi échapper aux Procès, la vieille relation entre le IIIe Recih et le monde panarabe l’explique (intérêts communs anti français et anglais et antisémitisme exacerbé), ainsi Mein Kampf traduit en arabe va-t-il servir la cause antisémite… Mais que cela soit le cas également en Turquie, pays laïque, ou en Russie, l’ennemie judéo bolchevique, c’est plus étonnant.

Livre interdit, par Hitler lui-même dans certains pays (notamment en France), attaqué de toute part, toujours édité dans le monde entier malgré les tentatives du Land de Bavière (détenteur des Droits) d’en limiter la diffusion, Mein Kampf est un phénomène à part dans le monde de l’édition. Doit-il être lu par tous pour donner à comprendre au risque de créer aussi des motivations, ou doit-il être interdit sauf aux chercheurs au risque d’en faire, encore plus, un livre culte ? Ce double postulat irréconciliable fait de Mein Kampf un objet à part, toujours brûlant, dont le contenu même peut être oublié au profit de l’idée du livre. Ce n’est plus un livre, daté dans sa pensée et son histoire, mais un concept, l’essence même du livre démoniaque…

L’enquête d’Antoine Vitkine est très documentée, très fouillée, d’une grande intelligence et prend la peine de poser les bonnes questions. Mein Kampf, histoire d’un livre est à lire absolument.

Loïc Di Stefano

(1) On lira ici toutes les précautions de Fayard auprès des lecteurs et des libraires pour, presque, s’excuser d’éditer Mein Kampf, pourtant masqué sous un autre titre : Historiciser le mal. Le livre proprement illisible dans sa folie originale le devient par la force et la surabondance du paratexte.

(2) Célèbre faux qui explique le complot mondial juif, et auquel les intégristes anti-juifs portent crédit en affirmant notamment que sa fausseté n’empêche pas sa véracité. Pour plus de détails, voir ICI.

Antoine Vitkine, Mein Kampf, histoire d’un livre, édition augmentée, juin 2021, 347 pages, 8 eur

Laisser un commentaire

%d blogueurs aiment cette page :