Ars gratia artis, à propos des marbres d’Elgin

Il serait intéressant de voir ce que dit Cyrano de Bergerac à Molière lorsqu’il le rencontre aux Enfers. Le traite-t-il de plagiaire, puisque, comme on sait, toute la scène de la galère dans Les Fourberies de Scapin est presque un copié-collé d’une scène de son Pédant joué ? Ou ne faut-il pas plutôt imaginer qu’au contraire, il remercie Molière pour la visibilité — comme on dit aujourd’hui — que celui-ci a offerte à sa scène du fait de cet emprunt ? Mieux encore : parlerait-on autant de Cyrano de nos jours s’il n’avait pas été victime de ce détournement (car, qui maintenant, à part quelques doctes universitaires, lit Le Pédant joué ?) ?

Il nous semble que la question qui se pose et qui revient comme un serpent de mer à propos des spoliations d’œuvres d’art à l’échelon des pays n’est pas foncièrement différente. La Grèce réclame régulièrement au Royaume-Uni la restitution des marbres du Parthénon que les Anglais nomment « marbres d’Elgin » — ce sujet vient d’être abordé de nouveau ces jours-ci à travers une déclaration de la ministre de la Culture britannique. Des débats du même ordre sont apparus il y a quelque temps à propos des artefacts africains exposés dans certains musées français. 

Nous nous trouvons ici devant une situation idéale pour des scénaristes hollywoodiens, qui n’oublient jamais qu’un conflit n’est intéressant que si les deux adversaires ont raison. En effet, nul ne saurait nier que nombre de ces objets d’art ont été acquis — et « acquis » est-il bien le terme qui convient ? — lors de pillages qui s’inscrivent parmi les épisodes les plus sinistres et les plus abjects de la colonisation. Mais « l’expatriation » de ces objets d’art, si discutable, si scandaleuse qu’elle ait pu être à l’origine, est aussi ce qui permet aux pays qui les ont produits d’être mieux connus, et aux autres pays de découvrir que leur manière de regarder le monde n’est pas forcément la seule. Un Égyptien peut sans doute se sentir frustré à l’idée qu’un obélisque made in Egypt ait été offert à la France par Méhémet Ali en échange d’une pendule qui, dit-on, n’a jamais marché plus de deux heures ; mais ne peut-il pas, à l’inverse, être extrêmement heureux et fier à la pensée que Paris, la ville la plus touristique du monde, doive une partie de sa gloire à un monument égyptien ? 

Cette contradiction ou, si l’on préfère, cette dialectique n’a rien de surprenant dès lors qu’on se penche sur l’étymologie même du mot art, qui est sans doute l’une des plus drôles de la langue française, puisqu’il dérive d’une racine qui a donné des termes désignant des choses en apparence très diverses : article, articulation, orteil, et peut-être (mais c’est moins sûr) ordre… Le point commun, l’idée de base, c’est celle d’un prolongement, avec l’ambiguïté que cela implique : l’orteil fait bien partie du corps, mais il a aussi des allures de pièce rapportée. Ars est homo additus naturae, autrement dit l’art est le prolongement que l’homme s’efforce de donner à la nature, pour aller au-delà des limites imposées par celle-ci (et dont la moindre n’est pas la mort). Quoi qu’en dise Aristote et sa philosophie, qui pose qu’une chose ne peut être en même temps elle-même et son contraire, l’essence même d’un objet d’art est d’être à la fois dedans et dehors. Et les musées ne sont autres que de merveilleuses machines à explorer le temps et l’espace tout en demeurant ici et maintenant.

FAL

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