Béla Tarr, Le Maître du temps

Pour un large public, le nom de Béla Tarr n’évoque rien de concret. Pourtant, ce réalisateur s’est imposé depuis la fin des années soixante-dix, comme le plus grand talent de Hongrie. Sa filmographie singulière et engagée épouse un style aride et contemplatif qui a séduit bon nombre de cinéphiles. Ainsi, Martin Scorsese et Gus Van Sant ne tarissent pas d’éloges à son égard tandis que le journal britannique The Guardian l’a classé en 2003, parmi les metteurs en scène majeurs en activité.

Voilà pourquoi le coffret Béla Tarr, le maître du temps, sorti récemment aux Éditions Carlotta, constitue une aubaine si l’on veut découvrir l’univers fascinant de cet artiste d’Europe de l’Est. Il inclut aussi bien ses premiers faits d’armes significatifs (Le Nid familial, L’Outsider) que deux des éléments de sa trilogie « apocalyptique », Damnation et Les Harmonies Werckmeister. Si on peut regretter l’absence de son chef-d’œuvre Sátántangó (dernière pièce de ce fameux triptyque, disponible chez le même éditeur), cette anthologie permettra aux curieux de discerner les différentes facettes de son savoir-faire et d’appréhender ses progrès au fil des ans.

Cette évolution a notamment été marquée par la transition de régime vécue par la Hongrie, suite à la chute du Bloc soviétique à la fin des années quatre-vingt. Ce passage à l’ère du capitalisme n’a pas empêché Béla Tarr de poursuivre son combat contre une oppression constante. Pour lui, seul importe de dénoncer les systèmes iniques de tout bord, y compris celui érigé par la mécanique communiste qui réduisait les rêves de ses compatriotes à néant, les condamnant de fait à une morne existence.

Au cœur de la nuit

Durant un entretien avec Michel Ciment, Milos Forman évoquait avec émotion le passé de sa chère Tchécoslovaquie. Le pays avait enduré aussi bien les affres du nazisme que le joug communiste (lui-même finira par s’exiler aux États-Unis). Béla Tarr a tout à fait conscience de la situation similaire connue par sa Hongrie natale et se sert de sa caméra non seulement pour dénoncer cette emprise inacceptable, mais également dresser un portrait sans fard d’une société à bout de souffle, qui ne retrouvera jamais son autonomie, même après la fin du Bloc soviétique.

Deux mondes s’entrechoquent très souvent dans ses longs-métrages, celui d’un engrenage holistique qui chapeaute les individus et celui de protagonistes aspirant à l’émancipation. Les uns et les autres préfèrent alors subvenir à leurs propres désirs, balayant toute morale, à commencer par celle établie par les structures légales ou par les plus anciens. Et dans cet univers aseptisé, les femmes, les artistes ou ceux qui ne se plient pas au code de conduite en vigueur par leur comportement doivent souffrir et sont considérés comme des citoyens de seconde zone. Béla Tarr pointe du doigt tous les dysfonctionnements et les maux qui frappent son pays.

La scène du viol dans Le Nid familial, banalisée par les auteurs du crime, soulevait déjà toutes les interrogations sur le sort des victimes, y compris dans un régime autocratique qui devait garantir équité et bonheur à tous. Pourtant, Béla Tarr ne surenchérit pas, mais préfère démultiplier les pistes de réflexion et les combats à mener, grâce à quelques séquences témoin d’une remarquable authenticité. On est alors touché par les conversations dans la file d’attente des services sociaux, les difficultés pour trouver un logement ou le jugement d’un infirmier qui a fauté une fois de trop. Durant ces instants, le cinéaste se concentre sur la déshumanisation ambiante et l’adoption de comportements troubles qui culmineront dans l’atmosphère de fin du monde des Harmonies Werckmeister.

Au fil du temps

Par ailleurs, on admire l’aisance de Béla Tarr à transcender les dialogues, à en extraire l’essence et toute la véracité d’un quotidien, comme le ferait un John Cassavetes ou un Hong-Sang Soo aujourd’hui. La façon dont il filme les champs /contrechamps, en entretenant le mystère avec les interlocuteurs, interpelle et fascine le spectateur avisé. Les éclats de voix épousent un climat sonore inattendue pour mieux souligner les problèmes de communication, à commencer par ceux du couple. Plans serrés à l’appui, il capte les expressions des uns et des autres avec justesse, à la manière d’un Steven Soderbergh à partir des années quatre-vingt.

Anodines ou percutantes, les répliques soulignent allégrement les inégalités mais aussi les rêves et les échecs de chacun. La maîtrise de Béla Tarr s’affiche grâce à ces dialogues puisqu’ils articulent harmonieusement son récit, sans s’embourber dans des palabres interminables. À l’instar d’un Mankiewicz, Béla Tarr est un cinéaste du parler, du langage, bien qu’ici on s’écoute sans s’entendre accentuant l’impression de solitude. Un sentiment étrange pour un monde qui écrase l’individu au profit de la communauté, même si cette dernière n’a jamais paru aussi fragile.

Quand un silence de plomb s’installe ou que le metteur en scène s’attarde sur des activités répétitives, tout s’arrête. Son titre de maître du temps prend ainsi tout son sens. Dans cet exercice, Béla Tarr rivalise avec les spécialistes en la matière, de Yasujiro Ozu à Stanley Kubrick en passant par Andreï Tarkovski. Néanmoins, lorsqu’il déploie ce dispositif si délicat à manier, c’est pour mieux s’essayer à la poésie, en présentant toutes les aspérités de son univers, des membres qui le composent, lent travelling à l’appui. L’absurde ou le peu de beauté qui subsiste se distinguent dans un décor proche d’un no man’s land.

On se moquerait presque de cet homme qui trépigne après la fin des festivités et on est subjugué par la chanteuse de Damnation, durant son interprétation lascive sur scène. À contrechamp, on devine tous les regards braqués sur elle pendant ces quelques instants qui paraissent une éternité. On saisit alors l’importance de la musique dans l’œuvre du réalisateur, dernier vecteur fédérateur d’une communauté en perdition. Les cloches de l’apocalypse résonnent tandis que les rancœurs et les mensonges rattrapent les infortunés.

Abandonnez tout espoir

L’une des scènes clés des Harmonies Werckmeister exploite l’attente de Janos et de quelques badauds. Leur patience est récompensée lorsqu’un camion ouvre ses portes et dévoile un spectacle aussi abject que fascinant ; une gigantesque baleine (un rorqual ?) gisant à la vue des passants. Janos pénètre dans la remorque et touche du doigt le peu d’innocence qui réside dans le corps de cet animal. En quelques minutes, Béla Tarr affiche avec délicatesse et tristesse toute la laideur du monde et accuse, n’épargne personne.

À l’opposé d’un Tarkovski, le réalisateur réfute toute rédemption et préfère extirper toute la noirceur de l’âme humaine, à commencer par celle de ses protagonistes. Chacun se plie à ses desseins inavouables et se complaît dans le cynisme environnant, balayant toute morale autre que la sienne. Les motivations du patriarche dans Le Nid familial ou celles de Karrer dans Damnation sont loin d’être honorables. Pourtant, la pesanteur nauséabonde qui se dégage de l’ensemble se confond dans un tissu de reddition, voire de normalité.

On croirait presque que ces attitudes déplorables s’avèrent nécessaires pour survivre dans cette société en déliquescence. Et quand quelques hères tirent la sonnette d’alarme, il est déjà trop tard, car Béla Tarr en profite pour abaisser le rideau du désespoir. En bon nihiliste, il n’offre qu’une unique échappatoire, le néant et le retour à un état primaire, solitaire, à travers des ultimes plans à la fois acerbes et épurés, à l’image de son regard sur la vie.

En 2011, Béla Tarr déclara en avoir fini avec la réalisation, non sans être récompensé par l’Ours d’argent à Berlin pour Le Cheval de Turin. Cette retraite inattendue constitue une perte pour le septième art tant le metteur en scène s’est démarqué pendant près de trente-cinq ans. Quoi qu’il en soit, tout cinéphile devrait s’essayer à sa filmographie, d’une incroyable richesse visuelle. Et ce coffret Béla Tarr, Le Maître du temps se présente comme la porte d’entrée idéale.

François Verstraete

Coffret Blu-Ray aux Éditions Carlotta. Contient les films Le Nid familial, L’Outsider, Damnation et Les Harmonies Werckmeister

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