Jusqu’au bout du monde : avis sur une romance dans l’Ouest
San Francisco. Peu avant la Guerre de Sécession, Vivienne, jeune femme indépendante, rencontre Holger Olsen. Elle décide de le suivre jusque dans le Nevada, en dépit de son tempérament. Ils coulent des jours paisibles jusqu’à ce qu’Holger parte au front. En attendant son retour, Vivienne va devoir repousser les avances de Weston Jeffries, le fils violent du plus grand notable de la région.
Il n’y a pas de tâche plus complexe que de rendre hommage au classicisme de l’âge d’or du cinéma, de retrouver l’esprit qui habitait l’industrie autrefois et de raviver toute la quintessence de sa délicatesse. Les clins d’œil et les renvois ostentatoires chers au fan service contemporain, ne pourront jamais retranscrire cette facette si précieuse du septième art. Néanmoins, quelques-uns ont réussi à insuffler cette essence à travers leur filmographie. Clint Eastwood bien entendu, Steven Spielberg avec The Fabelmans, Jeff Nichols, Todd Haynes ou encore Kevin Costner par intermittences.
Et c’est aujourd’hui au tour de Viggo Mortensen de s’essayer à cet exercice si difficile en proposant un flamboyant western. Tout comme Clint Eastwood ou Kevin Costner justement, le réalisateur, lui aussi plus connu pour sa carrière d’acteur à la base (notamment son rôle d’Aragorn bien qu’il ait varié sa palette de la plus belle des manières chez David Cronenberg ou dans Green Book : Sur les routes du Sud), a décidé d’activer la machine à remonter le temps et de se consacrer avec Jusqu’au bout du monde, au genre qui fit la gloire de l’Hollywood de John Ford, d’Howard Hawks ou d’Anthony Mann.
Une façon comme une autre de démontrer que le western traverse les époques, les âges, même à l’agonie et qu’il y aura toujours un metteur en scène pour le ressusciter. Il ne cesse en effet d’embrasser l’Histoire d’un peuple et pourra éternellement témoigner des dysfonctionnements du monde, malgré son visage désuet. Et en arpentant les grands espaces américains, Viggo Mortensen continue l’exploration d’une nation et de ses maux, une quête entamée par ses prédécesseurs qui ne demandait désormais qu’un nouveau légataire.
Une question d’héritage
D’ailleurs, le réalisateur s’est déjà glissé dans la peau d’un cow-boy à l’occasion de sa collaboration avec Ed Harris pour le trop méconnu, Appaloosa, porté lui aussi par un vent nostalgique. Ed Harris démontrait que le western classique n’était pas mort au second millénaire, rejoignant le remake de 3h10 pour Yuma signé James Mangold ou encore Open Range de Kevin Costner. Et si dans une certaine mesure, Quentin Tarantino a piétiné allégrement ce classicisme avec Django Unchained et Les Huit salopards, les différents travaux sus-cités existent pour rappeler que le pastiche ne constitue pas l’unique traitement utile pour le genre, même si une majeure partie du public préfère le western spaghetti (en ayant vu quelques bribes des films de Sergio Leone).
Par conséquent, la démarche de Viggo Mortensen s’avère salutaire et pour son deuxième long-métrage, le cinéaste affiche qui plus est, davantage de maîtrise, tout en revendiquant, avec humilité, l’héritage des figures illustres d’antan. L’exposition, fort bien agencée, renvoie aussi bien à celle de La Charge héroïque que d’Impitoyable. Le caractère élégiaque de la scène imprègne d’emblée le spectateur, l’atmosphère pesante très bien rendue, sans un mot, sans un cri, juste un geste fort, celui d’un époux qui recouvre d’un drap le corps inanimé de sa compagne.
Dès lors, le cinéaste récite parfaitement sa leçon, tout en retenue et n’hésite pas à faire usage de la litote, à l’image de ses modèles. Le face-à-face glaçant entre un agresseur et sa victime au lendemain d’un drame atteste d’un véritable savoir-faire en la matière. Mais n’allez pas croire que Viggo Mortensen copie, il tente plutôt de se conformer à ce fameux classicisme non sans une certaine maladresse, dès qu’il aborde la question métaphysique et les rêves de Vivienne encore enfant. Et le retour d’Olsen au pays n’égale pas en intensité et en maestria celui de John Wayne durant l’ouverture de La Prisonnière du désert (mais est-ce vraiment possible ?).
En revanche, il faut louer le courage du réalisateur, sa passion sincère pour le western et les qualités qu’il démontre au moment de développer certains enjeux de société plus que jamais d’actualité. Clint Eastwood s’était déjà penché sur la question des violences faites aux femmes dans Impitoyable ou du capitalisme roi dans Pale Rider (tout comme Anthony Mann ou Raoul Walsh d’ailleurs). Viggo Mortensen poursuit cette réflexion, mais ne s’en sert pas comme pièce essentielle de son dispositif. Ici, les ressorts bibliques ou moraux gravitent autour de la véritable préoccupation de Viggo Mortensen, à savoir une traversée dans l’Ouest américain, sur la route des sentiments.
Sur la route du bout du monde
La conclusion de The Fabelmans orchestrait au spectateur une magnifique rencontre entre un John Ford incarné par David Lynch et Sammy Fabelman. La légende expliquait certains rouages du métier au jeune apprenti, détaillant les subtilités concernant la confection d’un plan et comment insérer l’horizon sans ennuyer l’observateur. Des enseignements que Viggo Mortensen applique à la lettre au moment de filmer les grands espaces avec lyrisme comme le faisaient John Ford, Anthony Mann ou Clint Eastwood avant lui.
Sans faire preuve d’une virtuosité identique, il s’en tire avec les honneurs, tel un bon élève attentionné. Et il se distingue de ses aînés à travers les motivations de ses protagonistes, des raisons qui les poussent au voyage, à la recherche non pas de l’aventure mais de la quiétude et de la chaleur d’un foyer. La conquête de l’Ouest ne les concerne en rien car la fortune ne les attend pas dans une concession minière ou dans l’exploitation d’un ranch. Leur périple ne leur promet que de la sueur et du sang en échange d’une vie simple, affranchie des tourments qui les hantent encore.
Pourtant, le danois Olsen et la supposée québécoise Vivienne participent quelque part à la grande Histoire de l’Amérique, construite sur le labeur des migrants. Viggo Mortesen évoque le sujet de leur intégration de manière sibylline et en profite pour rejoindre le constat amer de Clint Eastwood dès qu’il s’attarde sur la Guerre de Sécession. Si Olsen appartient au camp des vainqueurs au contraire de Josey Wales, il n’en retire aucune gloire, aucun profit, si ce n’est décrocher le poste de shérif dans une ville gangrénée par la corruption. Impuissant dans le conflit, il le sera tout autant dans ses nouvelles fonctions.
On s’interroge alors sur les velléités de Viggo Mortensen et pourquoi son film s’adonne à autant de sensiblerie tandis que la violence rythme le quotidien de la population. S’il essaime quelques pistes thématiques, il se risque à se disperser définitivement et de perdre de vue, aux yeux du plus grand nombre, la nature même de son long-métrage. Jusqu’au bout du monde passerait ainsi du western au mélodrame si l’on se conforme aux idées reçues vis-à-vis des deux genres. Et ce serait une erreur !
Faux western, mais vrai mélo ?
Jusqu’au bout du monde s’inspirerait-il plus de Douglas Sirk que de John Ford ou d’Howard Hawks ? Que nenni ! Il faut remettre en perspective la dimension lyrique présente chez John Ford, y compris dans ses westerns et pas uniquement lorsqu’il filmait les grands espaces. Les romances de La Poursuite infernale et de L’Homme qui tua Liberty Valance ou les atermoiements de John Wayne dans La Prisonnière du désert rappellent que le western n’implique pas seulement des duels en plein milieu de la rue ou des chevauchées dans les plaines arides.
Et Viggo Mortensen l’a bel et bien compris en appliquant une couche mélodramatique prépondérante à l’ensemble qui confère tout l’intérêt au long-métrage. D’ailleurs les premiers échanges entre Vivienne et Olsen resplendissent par leur authenticité. L’œil pudique de la caméra suit les deux amants avec bienveillance tandis que leur relation s’approfondit. Viggo Mortensen n’envoie pas les violons et s’appuie d’abord sur l’humour puis sur la ténacité de Vivienne lorsqu’il pratique le langage des sentiments. Les deux interprètes délivrent une composition au diapason et Vicky Krieps brille de mille feux. Vivienne semble de fait sortir tout droit d’un film d’Howard Hawks grâce au numéro de la comédienne.
Bien entendu, à force de se référer au passé pour parler de Jusqu’au bout du monde, on imaginerait presque qu’il ne revendique pas d’identité propre et se complait dans une accumulation d’emprunts à diverses œuvres emblématiques du genre. Mais cette crainte est vite balayée grâce à l’osmose générée par Viggo Mortesen, celle qui le lie au personnage de Vicky Krieps et celle qui rattache les protagonistes à leur environnement. Indéniablement, un grand western romantique.
François Verstraete
Film américain de Viggo Mortensen avec Vicky Krieps, Viggo Mortensen, Solly McLeod. Durée 2h11. Sortie le 1er mai 2024.