Catulle, « Mille et cent baisers »

Bien qu’ils ne nous aient laissé aucun selfie, on peut raisonnablement penser que les poètes latins Catulle et Lucrèce, qui vécurent, tous deux brièvement, dans la première moitié du Ier siècle avant J.-C., se fréquentaient. Mais si Cicéron appréciait le second et s’occupa de faire éditer son De Natura rerum, il avait fort peu d’estime pour le premier (lequel le lui rendait bien).

À cette hostilité, au moins deux raisons : 1. Catulle avait eu une liaison de trois ans avec Clodia, sœur du tribun de la plèbe Clodius, populiste avant l’heure et ennemi acharné de Cicéron, chacun s’appliquant à annuler les décrets que l’autre avait fait passer. 2. Le type de poésie pratiqué par Catulle n’était pas du tout du goût de Cicéron : poésie trop formelle (composée en outre de pièces ayant souvent pour sujet une certaine Lesbia, dans laquelle il n’était pas difficile de reconnaître Clodia), et dont, qui pis est, le formalisme n’excluait pas le recours à des termes d’une vulgarité normalement réservée à d’autres domaines. C’est cette contradiction qu’on salue aujourd’hui chez Catulle, dans la mesure où elle peut être vue comme l’expression des deux pôles de la passion amoureuse — « Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie », dirait Louise Labé —, étant entendu que les expériences amoureuses du poète incluaient aussi des aventures homosexuelles.

L’ensemble des poèmes de Catulle ne représente guère plus de cent-cinquante pages, mais le recueil proposé aujourd’hui par Nicolas Waquet et intitulé Mille et cent Baisers ne retient pratiquement que les pièces érotiques. C’est un choix comme un autre, mais on pourra regretter la mise à l’écart qu’il entraîne pour d’autres pièces importantes, dont le célèbre poème 64, petite épopée à lui tout seul, évoquant entre autres l’abandon d’Ariane par Thésée. Soit dit en passant, il n’est pas interdit de voir dans cet épisode mythologique un écho des déceptions amoureuses de Catulle lui-même.

Mais au-delà du choix des poèmes se pose la question de la traduction. Pour maintenir en français le mélange signalé plus haut entre rigueur prosodique et champ lexical familier, voire ordurier, Nicolas Waquet a pris le parti de traduire les vers latins par des vers français, au premier rang desquels l’alexandrin, bien sûr. Et c’est là que les choses se compliquent. Certes, on pourra toujours évoquer tel ou tel poète du XXe siècle pour justifier les libertés prises avec les règles de la poésie classique, mais l’exercice n’aurait vraiment de sens que si celles-ci étaient respectées. Or les hiatus pullulent, les rimes (quand il y en a…) sont approximatives, les césures parfois hoqueteuses, et les alexandrins se font vers de quatorze syllabes quand la place manque… Bref, il y a trop de transgressions — y compris dans l’orthographe, qui ignore la bonne place du –y dans Libye, et dans le vocabulaire, qui confond personnalisation et personnification — pour qu’on sente vraiment dans cette affaire quoi que ce soit de transgressif.

Pour tout dire, nous ne serions pas aussi sévère si nous n’étions pas déçus. Car la préface de Nicolas Waquet, exposé concis et précis des paradoxes de Catulle et de son œuvre, nous laissait attendre une émotion que nous ne trouvons que dans quelques très rares pages.

FAL

Catulle, Mille et cent baisers, poèmes traduits du latin, versifiés, choisis, préfacés et annotés par Nicolas Waquet. Rivages, « Petite Bibliothèque », août 2024, 8,20 euros

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