Abibakr Al Harawi, Stratagèmes de guerre
Parmi ces textes fondateurs de la pensée militaire — ceux de Sun Tzu ou de Machiavel, pour ne citer que les plus connus —, « Stratagèmes de guerre » (« Ḥiyal al-ḥarb »), attribué à l’érudit et stratège Abibakr al Harawi (XIᵉ siècle), se distingue comme un chef-d’œuvre de la pensée stratégique islamique médiévale. Ce traité offre une plongée fascinante dans l’art de la guerre psychologique, de la tromperie et de la manipulation, des thèmes qui traversent les siècles pour éclairer les enjeux contemporains. Loin des affrontements chevaleresques, voici le temps de la roueries, plus proche d’un Machiavel donc ? Son projet, en tout cas, comme le présent la traductrice et préfacière Majdi, est bien d’ « offrir un condensé des connaissances essentielles à tout souverain pour assurer son pouvoir et faire face aux menaces internes comme externes, qu’elles proviennent de ses confidents, alliés ou ennemis. »

Un traité méconnu, une influence insoupçonnée
Abibakr al Harawi, savant persan du XIᵉ siècle, est une figure énigmatique de l’âge d’or islamique. Son œuvre, « Stratagèmes de guerre », s’inscrit dans une tradition intellectuelle où la stratégie militaire se mêle à la philosophie, à la théologie et à la science politique. Contrairement aux manuels de guerre occidentaux de la même période, qui privilégient souvent la force brute ou l’organisation logistique, al Harawi place la ruse (ḥīla) au cœur de sa réflexion. Pour lui, la victoire ne se remporte pas seulement par la supériorité numérique ou technologique, mais par la capacité à anticiper, à désorienter l’ennemi et à exploiter ses faiblesses morales et psychologiques.
Le texte, rédigé dans un style à la fois concis et allusif, puise ses exemples dans l’histoire antique et les récits coraniques, tout en intégrant des observations tirées des conflits de son temps. Il y développe une typologie des stratagèmes — depuis la feinte jusqu’à la propagande, en passant par l’espionnage et la corruption — qui préfigure les doctrines modernes de la guerre asymétrique. « La guerre est avant tout un jeu d’ombres et de perceptions », écrit-il, une maxime qui résonne avec les théories contemporaines de la guerre hybride.
La ruse comme arme absolue
Ce qui frappe dans Stratagèmes de guerre, c’est son approche systématique de la tromperie. Al Harawi y classe les stratagèmes en catégories précises : ceux qui visent à semer la discorde dans les rangs ennemis, ceux qui exploitent la crédulité ou la peur, et ceux qui transforment une défaite apparente en victoire. Parmi les exemples les plus frappants, on trouve l’usage de fausses retraites pour attirer l’ennemi dans un piège, ou encore la diffusion de rumeurs pour saper le moral des troupes adverses. « Un mensonge bien placé vaut une armée », affirme-t-il, une idée qui trouve un écho saisissant dans les opérations psychologiques (psyops) des conflits modernes, des guerres mondiales aux cyberattaques russes en Ukraine.
L’auteur insiste également sur l’importance de la connaissance de l’ennemi : ses coutumes, ses croyances, ses divisions internes. « Connais ton adversaire mieux qu’il ne se connaît lui-même », recommande-t-il, anticipant ainsi les méthodes de renseignement contemporain. Cette dimension cognitive de la guerre, où l’information devient une arme, fait de « Stratagèmes de guerre » un texte étrangement actuel.
Une stratégie à redécouvrir
La lecture d’al Harawi ne peut manquer d’évoquer les conflits récents. Les tactiques employées par Daech — manipulation médiatique, utilisation de drones pour semer la terreur, exploitation des failles sociétales — semblent directement inspirées de ses préceptes. De même, la guerre en Ukraine a révélé l’importance des opérations d’influence et de la désinformation, des outils que le stratège persan analysait déjà avec une finesse remarquable.
Longtemps méconnu en Occident, Stratagèmes de guerre offre une perspective décentrée, rappelant que la pensée stratégique ne saurait être réduite à un modèle occidental. Al Harawi montre que la guerre est aussi une affaire de narration, de symboles et de perception — une leçon que les États et les groupes armés contemporains ont parfaitement intégrée. Ce traité mérite une place dans le canon des grands textes militaires.
Loïc Di Stefano
Abibakr Al Harawi, Stratagèmes de guerre, traduit de l’arabe et préfacé par Aya Majdi, Riches, « petite bibliothèque », juin 2025, 112 pages, 7,50 euros