Les frères Abalakov, alpinistes de Staline

l’épopée des frères alpinistes

Qui connait les frères Abalakov ? Pas grand monde, sans doute, si l’on excepte quelques historiens de la Russie soviétique. Nés en Sibérie et orphelins, ces deux hommes furent des alpinistes extraordinaires au temps de Staline, c’est-à-dire au temps où les expéditions en montagne étaient commandées et strictement surveillées par le pouvoir communiste. Pendant trente ans, Evgueni et Vitali Abalakov ont escaladé les plus hauts sommets du Caucase et du Pamir, montant à plus de 7000 mètres par des températures glaciales, autour de -25 degrés, avec l’ordre de glorifier là-haut le saint nom de Staline, ou bien d’y apposer un buste de Lénine. 

Cette épopée nous est connue grâce au travail de fourmi effectué par Cédric Gras. Il a pu consulter des archives longtemps tenues secrètes, celles du KGB notamment, au prix d’une ténacité louable. Ce qu’il y a découvert l’a souvent laissé pantois. « Moi aussi, je me suis soudain retrouvé sur le trottoir un peu sonné », avoue-t-il, avoir constaté la preuve des crimes innombrables de la terreur communiste. 

Mal vêtus d’équipements sommaires, les alpinistes de cette époque partaient au pied des montagnes en caravanes de chameaux, sans cesse surveillés par les espions du parti, présents en toute circonstance. Ils en revenaient dans un état déplorable, et Evgueni Abalakov, courageux chef de cordée, a laissé dix phalanges dans ces expéditions, beaucoup plus politiques que sportives. Car le pouvoir russe, qui a toujours considéré le sport comme un élément de propagande nationaliste, voulait surtout que le drapeau rouge flotte sur les sommets. Et bien sûr avant celui des Occidentaux ou des Chinois, plus avancés sur les pentes de l’Himalaya, dans la course aux exploits que se livraient les Nations. Mais l’Himalaya, les Russes n’y allaient pas, car Staline, comme on le sait, interdisait que l’on sorte du territoire de la grande Russie. 

une enquête exemplaire

Croit-on que les frères Abalakov aient été fêtés et récompensés de leurs exploits ? Pas du tout. Ils ont été arrêtés, emprisonnés, déportés, comme nombre de leurs camarades alpinistes, au prix d’accusations hallucinantes, et de fallacieux prétextes, dont le communisme s’est toujours fait une spécialité. Mais ils avaient la foi du montagnard chevillée au corps, et ils reprirent leurs ascensions en revenant du Goulag. Sans doute, leur cœur meurtri était-il plus léger en haute altitude…

Cédric Gras a fait une enquête exemplaire, et révélé un aspect peu connu de la sombre période soviétique, en Russie. Spécialiste de ce pays, auteur de plusieurs ouvrages dont « Vladivostok », ville où il vécut et fonda une des nombreuses Alliances Françaises de Sibérie, il peut être regardé comme un véritable documentaliste d’un peuple qu’il aime, malgré les chaos de son histoire. « Alpinistes de Staline » se lit presque comme un roman policier, rend hommage à des hommes d’une trempe formidable, dans un monde d’une noirceur inimaginable. Mais en effet, ici, il n’y a pas besoin d’imagination ; Cédric Gros apporte la preuve que la réalité souvent dépasse la fiction. Rien d’étonnant à ce que cet excellent livre ait reçu le très convoité Prix Albert Londres 2021. 

Didier Ters

Cédric Gras, Alpinistes de Staline, Points, septembre 2021, 264 pages, 7,30 euros

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