« Un ciel radieux », Nicolas Boukhrief adapte Jiro Taniguchi

Je & un autre

Diffusé sur Arte le 6 octobre, Un ciel radieux est un téléfilm, autrement dit un film réalisé avec des moyens modestes. Mais, comme il l’avait déjà prouvé avec La Confession, Nicolas Boukhrief sait magistralement faire rimer sobriété avec efficacité. Il y a dans cette adaptation du manga homonyme de Jiro Taniguchi une force poétique et une humanité qui vont droit au cœur.

Diderot dirait : « Comment s’étaient-ils rencontrés ? ‒ Par hasard, comme tout le monde. » Mais ici, c’est par accident. Un motard heurté par une voiture, sur une route, en pleine nuit. Un cas parmi bien d’autres, sans doute, mais avec une particularité inattendue : contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, le motard ‒ même s’il est gravement blessé ‒ survit, et c’est l’automobiliste qui meurt.

Enfin, aux yeux des autres ‒ famille, parents, médecins, infirmières, amis… ‒, car, pour les intéressés, c’est une tout autre affaire. Si le corps qui survit est bien celui du jeune motard, l’âme qui l’habite lorsqu’il se réveille dans sa chambre d’hôpital est celle de l’automobiliste officiellement défunt.

Body swap. Le principe n’est pas nouveau. Ici encore, comme dans bien d’autres films, le quiproquo ‒ car on ne saurait imaginer illustration plus littérale de ce terme ‒ se révèle être à maints égards un ressort comique. On rit franchement dans toute la première partie d’Un ciel radieux, quand, enfermé dans l’enveloppe charnelle du jeune motard, l’automobiliste « disparu », père de famille, se voit contraint de porter des vêtements djeuns dont le mauvais goût le hérisse, de manger des hamburgers amoureusement préparés à son intention par « ses » parents, mais bien moins alléchants pour lui que les plats plus élaborés que ceux-ci confectionnent pour eux-mêmes. Et les parents, de leur côté, s’étonnent de voir leur fils devenu tout d’un coup si attentionné et si poli…

 

 

Mais le réalisateur Nicolas Boukhrief n’oublie pas la source japonaise de son inspiration, puisque ce Ciel radieux est l’adaptation d’un manga de Jiro Taniguchi, et la comédie se fait ici très vite réflexion véritable sur l’identité. Faut-il rappeler que le Japon est le pays de Rashomon, autrement dit de la prise en compte systématique de la multiplicité des points de vue ? (Le retournement brutal subi en 1945 a dû contribuer à ancrer cette obsession encore plus profondément dans tous les esprits.) Et cette réflexion, puisque l’échange se fait par-delà la mort, a elle-même tôt fait d’en amener une autre, sur le sens même de la vie. Oui, au Japon, on croit aux fantômes. Et peu importe si, pour les besoins du film, l’action est transposée dans le Nord de la France.

En définitive, les âmes des deux « héros » regagneront leurs places respectives, et les lois de la nature n’auront été bouleversées qu’un temps, mais chacun aura dans l’intervalle vu, ou plutôt revu, à travers les yeux de l’autre tout ce qu’il croyait connaître, et chacun aura aidé l’autre à rectifier le cours de son existence, qu’elle soit passée ou à venir. Nous n’en dirons pas plus, si ce n’est que ce principe lumineusement simple, qui consiste à voir les choses différemment, et qui n’est autre que celui du fantastique et de la création poétique, produit, avec une économie de moyens exemplaire, une émotion que l’on chercherait en vain dans tous les récents blockbusters qui ont prétendu faire exploser les écrans.

C’est que cette histoire n’est pas loin d’être une métaphore de l’histoire des hommes, dans la mesure où c’est celle d’une transmission, et d’une transmission qui ne peut se réaliser que parce qu’elle est réciproque : le maître doit autant à l’élève que l’élève doit au maître. Le film de Nicolas Boukhrief doit beaucoup au manga original de Jiro Taniguchi. Celui-ci est mort en février dernier sans avoir rien vu du film, mais, depuis le ciel qu’on veut croire radieux où désormais il se trouve, il aura le plaisir de gagner de nouveaux lecteurs, grâce à Nicolas Boukhrief et aux remarquables comédiens choisis par celui-ci pour donner vie à ses personnages.

Entretien avec le réalisateur Nicolas Boukhrief

Made in France, La Confession, et aujourd’hui Un ciel radieux. Si l’on voulait caricaturer les choses, on pourrait parler d’une « trilogie théologique »…

Je ne m’interroge jamais sur la thématique de mes films. Je me suis rendu compte que les réalisateurs qui nous parlaient le mieux de leurs films quand nous les interviewions pour Starfix étaient ceux dont les films avaient le plus mal vieilli. Réfléchir sur son propre univers, sur ses propres obsessions, c’est la meilleure façon de perdre sa spontanéité. Se dire : « Ah ! c’est bien un film pour moi ! », c’est très dangereux. Quand j’entends un réalisateur dire qu’on retrouve dans tel plan toute son obsession pour tel ou tel thème, j’ai envie de lui demander s’il a d’abord vérifié que son plan était réussi. Soyons artisan avant d’être artiste.

La succession Made in France-La Confession-Un ciel radieux est en outre le fruit du hasard, puisque le projet Un ciel radieux remonte à 2013. Il a fallu attendre deux ans avant que Taniguchi donne son accord pour une adaptation. Je ne sais s’il lui avait fallu deux ans de réflexion ou s’il avait fallu deux ans pour que la note d’intention que nous lui avions envoyée soit traduite avant de lui être transmise, mais si nous avions eu son accord au bout d’un mois, nous nous serions mis au travail au bout d’un mois…

En outre, Un ciel radieux est le premier film qui soit pour moi une « commande ». J’ai été à l’origine de tous les films que j’ai tournés, mais, pour celui-ci, ce sont les gens d’Europacorp qui sont venus me trouver avec la scénariste Frédérique Moreau avec laquelle j’avais déjà écrit Cortex. Et je ne connaissais pas le manga. Quand je l’ai lu, j’ai été ému et je me suis dit qu’il y avait là une très belle histoire à adapter. J’ai fait une proposition qui a plu à Arte et tout s’est alors enchaîné.

Quels étaient jusque-là vos rapports, cinématographiques et culturels, avec le Japon ?

Kurosawa, Mizoguchi, Ozu, Oshima : j’avais avec le cinéma japonais une relation très classique de cinéphile des années soixante-dix (et, enfant, j’avais bien sûr été séduit par les films d’Ishiro Honda, comme Godzilla). Cela n’a pas débouché par la suite, comme ç’a pu être le cas pour certains, sur une fascination totale pour le cinéma asiatique, lorsqu’il est apparu que ces quatre cinéastes n’étaient que la partie visible de l’iceberg (beaucoup de films asiatiques n’étaient pas exportés, tout simplement parce que les gens qui les faisaient ne cherchaient pas à les exporter : le marché local leur suffisait amplement). J’ai découvert un grand nombre de films de yakuzas ou de films de sabre qui m’ont plu, mais le cinéma japonais ne m’a pas marqué comme le cinéma italien a pu le faire. Disons qu’il a pour moi la même importance que le cinéma espagnol ou que le cinéma allemand ; autrement dit, exception faite pour Kurosawa, il n’occupe pas une place privilégiée dans ce qu’on pourrait appeler « mon cœur intime de cinéphile ».

D’autres aspects de la civilisation japonaise ont suscité mon intérêt. Je me suis intéressé tout d’abord au zen, lorsque j’avais une vingtaine d’années. J’ai fait ensuite plusieurs années de karaté Shotokaï et les arts martiaux m’ont conduit à me pencher sur le budo. Depuis toujours, je lis des haïkus (si tant est qu’on puisse lire des haïkus en traduction…) et j’ai également une passion pour les estampes. Finalement, le cinéma ne représente qu’une partie modeste de ce qui m’intéresse dans la culture japonaise.

Et vous transposez l’action d’Un ciel radieux dans le Nord de la France !

La mer est omniprésente dans le manga. Et si vous recherchez « un ciel radieux », ce n’est évidemment pas à Paris que vous allez le trouver ‒ ne serait-ce qu’à cause de la hauteur des immeubles. La Côte d’Azur ? Fausse bonne idée. Trop évidente. Le manga n’est pas méditerranéen ; il n’est pas solaire. Je me suis dit que j’avais le choix entre un film très « local » ou un film plus formel, qui ferait écho à la ligne claire du manga. J’avais fait pour mes films précédents ‒ entre autres, pour Le Convoyeur et Gardiens de l’ordre ‒ beaucoup de repérages dans le Nord. Je me suis dit que c’était là qu’il fallait situer le film. Ce faisant, j’observais une cohérence, encore plus grande que je ne le pensais : manga-ligne claire ; ligne claire-Hergé ; Hergé-belge, donc proche du Nord de la France… Ce n’est qu’ensuite que Taniguchi m’a raconté qu’il avait eu envie de devenir auteur de mangas en lisant Tintin. Le choix du Nord ne lui déplaisait pas. J’ai simplement précisé aux gens chargés des repérages que je ne voulais pas une seule brique rouge !

La transposition d’une bande dessinée au cinéma présente-t-elle des difficultés spécifiques ?

Pas plus que celle d’un roman. Dans tous les cas, il y a une histoire posée qu’il faut traduire dans un récit cinématographique. Il faut se réapproprier le matériau, respecter son sens originel tout en trahissant son développement, l’essentiel étant de retrouver l’émotion ressentie lors de la lecture.

La différence, c’est que, dans un roman, tout est à faire, tandis que, dans une bande dessinée, il y a des choses qui peuvent paraître séduisantes graphiquement, mais dont il faut se méfier. Cet accident est magnifiquement découpé ? Contresens : le pire des storyboards est celui qu’on n’a pas fait soi-même. D’autant plus que je n’en fais jamais… À quoi s’ajoute la question du tempo : dix pages de planches dans la bande dessinée peuvent devenir deux lignes dans le scénario. Il faut se débarrasser des éléments visuels.

Le manga original est plus une suite de variations sur une situation qu’une véritable histoire. Vous l’avez dynamisé en soulignant le fait que les deux personnages victimes de l’échange d’âmes sont amenés à introduire chacun dans la vie de l’autre une correction de trajectoire, même si pour l’un cela se fait post mortem.

Il n’y a pas dans le film de développement scénaristique qui ne soit déjà en germe dans le manga. Ce miracle étrange qui va permettre à chacun de rectifier l’existence de l’autre était déjà présent. Quant au thème du surmenage, du burnout, il apparaît assez discrètement chez Taniguchi, mais quand je lui ai demandé si je pouvais en faire la charpente de toute la seconde partie du film, il m’a autorisé à le faire. Son manga est formidable dans les cent cinquante premières pages, mais après cette excellente mise en place, il ne se passe plus grand-chose, et on réveille l’intérêt du lecteur à coups de flashbacks ‒ en révélant par exemple qu’un personnage avait un cancer. Comme il me fallait raconter une histoire, je me suis dit qu’elle pouvait se construire autour de cette notion d’épuisement moral. Le petit sourire en coin de Taniguchi lorsque je lui ai demandé : « Peut-on dire que cet homme a fait un karoshi ? » m’a conduit à penser qu’il n’était pas mécontent que je puisse développer cet aspect des choses. Pas mécontent que quelqu’un ait repéré cette idée que, dans le cadre du manga, il n’avait pu faire passer qu’en contrebande.

En fait, le burnout, qui est un sujet sur lequel je réfléchis depuis longtemps, a été porté à ma connaissance pour la première fois il y a une vingtaine d’années à l’occasion d’un documentaire sur le karoshi (mort par excès de travail). Une Japonaise avait réussi à établir que son mari était mort d’épuisement au travail, mais l’affaire avait duré très longtemps, car elle allait faire jurisprudence.

Le principe de l’échange d’âmes ne risquait-il pas de conduire à des situations scabreuses…

…ou ridicules ? Au Japon, où les fantômes ont droit de cité, non. Dans le manga, les deux fantômes ne cessent de discuter ; ce fantastique ne dérange personne ; il fait partie de la culture japonaise. En France, deux fantômes qui dialoguent, c’est une comédie. Je ne suis d’ailleurs pas loin de soupçonner le film La Personne aux deux personnes (avec Alain Chabat et Daniel Auteuil) d’être une adaptation inavouée d’Un ciel radieux. Dans mon film, les apparitions de fantômes sont donc rares et ne sont là que pour faire évoluer l’histoire. Ma « référence » serait plutôt du côté des Innocents de Jack Clayton ou du travail sur l’obscurité dans les films de Jacques Tourneur.

Pour interpréter le rôle du personnage qui va rester en vie, vous avez pris Léo Legrand, qui jouait déjà dans Quartier lointain, autre adaptation d’un manga de Taniguchi…

…ce qu’au départ je ne savais pas ! Nous n’avions pas beaucoup de temps pour préparer le film. J’ai donc dit à la directrice de casting : « Vois qui tu veux, vois autant de gens que tu veux, mais présente-moi un comédien et un seul pour chaque personnage. Je ne te demanderai de m’en présenter un autre que si je trouve qu’il ne fait pas l’affaire. » Quand Léo Legrand est entré dans la pièce, j’ai tout de suite su qu’il était l’acteur idéal pour le personnage de… Léo ! C’est lorsque je lui ai parlé que j’ai découvert qu’il avait joué dans Quartier lointain quand il avait quatorze ans. Il faut dire que les deux mangas forment comme un diptyque et qu’on y retrouve les mêmes thèmes. J’ai donc eu l’idée d’aller emprunter pour un flashback un plan de Quartier lointain. Comme Quartier lointain se passe dans les années cinquante, il n’y avait qu’une seule image utilisable ‒ celle où l’on voit Léo flotter sur l’eau. Il est rare qu’on ait dans un film un flashback sur la jeunesse d’un personnage avec le même comédien. Ce principe de « poupées russes » a séduit les producteurs d’Un ciel radieux, et les créateurs de Quartier lointain étaient très contents qu’on cite ainsi leur film.

Vous ne donnez pas beaucoup de précisions sur le personnage de la jeune fille. On ne voit jamais sa famille, par exemple…

Je n’avais pas le temps de développer cet aspect. L’immeuble où elle habite est « middle class ». Sa chambre n’est pas très grande. Il est clair qu’elle n’appartient pas au même milieu que son copain. Les amateurs de moto auront noté que le casque qu’il lui tend est beaucoup plus cher que le casque qu’elle lui tend quand elle vient le chercher et que leurs motos ne sont pas de la même catégorie.

La petite fille qui interprète la fille du défunt était-elle difficile à diriger ?

Elle était déjà dans La Confession. C’est une gamine formidable, qui n’a aucune envie de devenir actrice, mais que cela amuse beaucoup. Elle joue. J’ai tout de suite dit aux gens d’Arte : « Ne cherchez pas : j’ai la petite fille. » Mais les essais ? « Inutile. Pas besoin d’essais. » Inquiétude générale. Avec le chien, cette petite fille était ce qui préoccupait le plus les gens autour de moi. Or, chose qu’il ne faut normalement jamais faire avec les enfants, on peut lui dire la musique qu’on souhaite pour un dialogue. Elle sait l’interpréter. Elle n’ânonne pas. Elle est autant musicienne qu’actrice.

Pour le défunt victime du karoshi, vous avez pris Dimitri Storoge, qui était déjà dans Made in France, et qui est aussi convaincant ici en gentil père de famille au bord de la dépression qu’il l’était en terroriste.

C’est un grand acteur. Un garçon très spirituel, qui a l’exquise politesse de cacher sous une apparente légèreté une inquiétude intérieure que je crois deviner. J’ai tout de suite pensé à lui pour Un ciel radieux parce que je savais qu’il serait excellent dans le rôle, mais aussi parce qu’il m’avait dit qu’après Made in France, on ne lui proposait plus que des rôles de psychopathe. J’avais presque le devoir moral de montrer que, s’il avait joué un psychopathe, il pouvait aussi être très émouvant en interprétant un personnage totalement déprimé, un escargot sans coquille.

Propos recueillis par FAL

Jiro Taniguchi, Un ciel radieux. Casterman Écritures. Rééd. oct. 2017, 23,95 euros.

Un ciel radieux, un film réalisé par Nicolas Boukhrief. Scénario de Nicolas Boukhrief et Frédérique Moreau. Avec Léo Legrand, Dimitri Storoge, Armande Boulanger, Marie Kremer.

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