100 grands films pour les petits, de Max Linder à la Tortue rouge

le sens de la vue

La Confession, Un ciel radieux, et bientôt Trois jours et une vie… Les enfants ont un rôle capital dans les derniers films de Nicolas Boukhrief. Ils sont aussi au cœur de l’ouvrage écrit par lui-même et son épouse Lydia (monteuse attitrée de ses films) et intitulé 100 grands films pour les petits. Conçue pour aider les parents à former le goût cinématographique des enfants, cette sélection leur permettra aussi de se replonger dans leur propre enfance.

Cent films. Cent fiches. Une double page pour chaque fiche. Cela s’appelle tout simplement un guide. Et cela pourrait devenir assez vite monotone. Mais les vrais guides sont comme les bons dictionnaires qui vous amènent à consulter dix mots quand a priori vous n’en recherchiez qu’un. Ils ne vous détournent pas exactement de votre chemin ; ils vous obligent à aller plus loin.

Chaque fiche de 100 grands films pour les petits peut être lue individuellement, mais les auteurs, Lydia et Nicolas Boukhrief, prennent soin, à chaque page, de faire exploser leur sujet, dans le bon sens du terme, et de plusieurs manières. Pinailleurs, ne pinaillez pas si le film de Laurel & Hardy ou le film de Jerry Lewis retenu dans la liste n’est pas celui que vous, vous auriez choisi : l’ensemble de la filmographie de ces messieurs est évoqué ; la spécificité de leur comique est envisagée et synthétisée en quelques lignes d’une rare efficacité, et un petit paragraphe vient toujours, dans la marge, suggérer quelques titres supplémentaires pour ceux « qui en voudraient encore ».

L’ouvrage n’est évidemment pas destiné (ou est surtout destiné ?) à ces parents irresponsables qui assoient leurs enfants devant la télévision pour avoir la paix sans se préoccuper de savoir si les images qui défileront conviendront on non à de jeunes esprits. L’ouvrage s’adresse aux parents qui entendent se servir du cinéma (sous toutes ses formes) comme d’un outil d’éducation. D’éducation au cinéma, et d’éducation tout court. Sans le dire ouvertement, ces 100 grands films ne sont pas loin de constituer une histoire du septième art (Méliès n’est évidemment pas oublié…) qui nous fait faire le tour du monde (puisque la Chine, le Japon, l’Afrique y sont représentés). Livre pédagogique, dans le meilleur sens du terme.

Mais le plus grand mérite de cet ouvrage est qu’il permet aussi à chaque lecteur de retrouver son histoire individuelle. Si un film comme La Party peut sembler aujourd’hui extrêmement agaçant pour certains spectateurs adultes, qu’ils le voient en considérant Peter Sellers comme un enfant – comme cet enfant qui est toujours présent en chacun de nous mais que nous nous efforçons de dissimuler. Le désarroi de cet Indien ahuri perdu dans un univers qu’il ne comprend pas — mais on pourrait citer tout aussi bien celui de « l’homme qui rétrécit » — n’est autre que celui que nous éprouvions dans notre jeune âge, quand les situations nous échappaient.

Elles nous échappent toujours, même si nous ne voulons pas le reconnaître… et c’est pourquoi ce guide est un livre dont, que vous le vouliez ou non, vous êtes, encore et toujours, le héros.  

Entretien avec Lydia et Nicolas Boukhrief

Boojum <> Est-ce la nature même de votre ouvrage qui fait qu’il a été écrit « à quatre mains » ? Quelles pages vous ont donné le plus de mal ?

Lydia Boukhrief <> Nous aurions bien aimé le faire avec 5000 doigts, en hommage au Docteur T., mais nous n’avons pas eu trop de difficulté à le faire avec vingt ! Des confrontations ? Non, mais beaucoup de discussions ! Cent films, c’est peu dès lors qu’on décide de représenter un maximum de genres, de nationalités, de thématiques. Mais chacun a pu choisir ses préférés et, pour chaque film, les encarts « Si vous avez aimé… » nous ont permis de parler d’autres films tout aussi importants, mais qui devenaient plus difficiles à trouver ou trop « pointus ». Ce livre ne s’adresse évidemment pas en priorité aux parents cinéphiles : ils n’ont pas vraiment besoin de nous pour faire le tri… Mais nous espérons quand même leur faire découvrir quelques raretés.

Nicolas Boukhrief <> L’intérêt de penser ce livre à deux était qu’on pouvait en équilibrer le yin et le yang. Dans le choix des films bien sûr, mais aussi dans l’équilibre des textes et l’iconographie. Le plus difficile, finalement, ça a été de rédiger des notules sur les plus grands classiques. Évoquer un film rare ou peu connu est une chose relativement aisée, puisqu’on a alors le sentiment exaltant d’être une sorte d’archéologue du cinéma, mais écrire sur des films comme La Ruée vers l’or ou Kirikou, qui ne pouvaient pas ne pas être dans notre liste, présente une difficulté spécifique : comment trouver des arguments nouveaux pour défendre des œuvres déjà très largement plébiscitées ? Exercice difficile, mais au fond très intéressant : nous avons été obligés de revoir tous ces films avec des yeux d’aujourd’hui — avec des yeux d’enfants d’aujourd’hui. L’intérêt de nos propres enfants pour telle ou telle œuvre nous a d’ailleurs parfois largement aiguillés. Certains classiques ont ainsi disparu de notre liste lorsqu’il est apparu qu’ils étaient beaucoup moins faciles d’accès pour le jeune public actuel que lors de leur création. D’autres, parce qu’ils avaient tout bonnement pris un énorme coup de vieux, comme par exemple Les Aventures fantastiques du baron de Münchhausen (1943).

En quoi le fait que vous soyez tous deux des professionnels de la profession a-t-il pu contribuer à orienter vos choix ?

Lydia Boukhrief <> Notre point de vue est un point de vue de spectateurs, de parents, de cinéphiles, de professionnels… Mais toutes ces casquettes ont un dénominateur commun : ce sont celles de passeurs… Pour passer le relais, il faut rester ouvert et lutter parfois contre sa propre cinéphilie. Nous avons dû regarder certains films que nous avions injustement bannis au départ en jugeant qu’ils étaient ennuyeux, vieillots ou trop spécifiques, et finalement admettre qu’ils avaient leur place dans ce livre… Montrer aux enfants la richesse du langage du cinéma, leur apprendre à décrypter une mise en scène, à saisir le rythme d’un montage, c’est participer à la qualité du cinéma de demain, à sa diversité. C’est élargir les rangs du nombre de ses fidèles.

            Notre statut de professionnels du cinéma n’a pas orienté notre liste, mais il a constitué un argument de plus pour trouver un éditeur et crédibiliser notre démarche !

Nicolas Boukhrief <> Cela nous a peut-être également permis de ressentir davantage la mise en scène de certains films et d’élargir les critères destinés à déterminer notre panel. Nous avons notamment sélectionné des films permettant d’illustrer certaines techniques narratives comme l’ellipse ou le montage en parallèle et certaines techniques d’effets spéciaux…

Ne faut-il pas insister, pour éviter tout malentendu, sur le fait que votre livre s’adresse d’abord et avant tout aux parents ?

Lydia Boukhrief <> Aux parents, aux grands-parents et à tous les « tuteurs » culturels qui peuvent et veulent transmettre leur goût du cinéma. Beaucoup d’adultes aujourd’hui ont une base, plus ou moins large, de cinéphilie. Malheureusement, beaucoup pensent que les films de leur enfance ont vieilli. Ils ont tendance à renier ce qui les a émus… de peur de ne plus être à la page. Le numérique, la 3D ont contribué au développement du jeunisme ambiant. C’est un mal de notre époque, mais cette autocensure culturelle est très dommageable, d’autant plus que, la plupart du temps, elle préjuge de la réaction des enfants avant même qu’ils aient pu s’exprimer. Le cinéma est un partage et se couper de cet aspect des choses est une forme de renoncement. Certes, la technologie évolue ; certes, la forme peut changer, mais il faut toujours raconter une histoire et cela vaut pour toutes les périodes du cinéma, muet, noir et blanc… Tous les amateurs de littérature, tous les cinéphiles le savent : une bonne histoire reste une bonne histoire, quelle que soit l’époque où elle a été racontée.

Donc, oui, ce guide est un outil pour les parents, mais nous avons essayé de faire en sorte qu’il soit également séduisant visuellement, afin de stimuler la curiosité des enfants amenés à le feuilleter. Afin de leur donner l’envie de regarder tel ou tel film, à partir des illustrations que nous avons choisies. Et pour qu’ils puissent s’approprier ce guide, nous avons laissé à la fin de chaque page de présentation un cadre vide où ils pourront noter leurs impressions, leurs premiers souvenirs de jeunes cinéphiles…

Nicolas Boukhrief <> …avec l’idée que cela pourrait aider à la formation de leur esprit critique (je n’ai pas dit « de critique » !). Et constituer, pour chaque lecteur, un beau témoignage sur son enfance, une fois qu’il sera devenu adulte.

Comment avez-vous résolu ce qui est probablement l’une des questions les plus insolubles à propos du cinéma pour enfants ? Les images qui impressionnent le plus un enfant ne sont pas forcément celles qu’un adulte pourrait croire.

Lydia Boukhrief <> : Vous parlez là aux « parents » que nous sommes. En effet, il y a une certaine responsabilité de notre part à conseiller un film « par âge », mais nous avons veillé à donner suffisamment d’informations aux parents pour qu’ils puissent s’emparer de cette question. Ainsi nous avons parfois jugé nécessaire de signaler la présence d’images « fortes » pour permettre à chaque lecteur de juger si cela était compatible ou non avec la sensibilité de ses enfants.

            Mais nous avons surtout rappelé combien il était important de regarder avec eux les films d’un bout à l’autre, de manière à pouvoir répondre aux questions qui pourraient naître au fil de leur découverte, car rien ne peut remplacer, là, le rôle des parents.

Nicolas Boukhrief <> À quoi il faut ajouter l’immense plaisir partagé qui peut naître de ces séances en commun ! Tout comme chaque parent qui prend le temps de lire un livre ou un conte à ses enfants avant le coucher sait qu’il vit lui-même un moment égal en intensité à celui que vivent ses enfants.

La seule émotion pour laquelle nous avons été très prudents, c’est la peur. Nous avons sélectionné de nombreux films fantastiques, du conte merveilleux à la science-fiction, mais seul le sublime King Kong appartient véritablement au genre dit du film d’épouvante. Nous ne pouvions pas, vu l’âge des spectateurs auxquels nous nous adressons, nous permettre de proposer des films comme le premier et très beau Frankenstein — même si certains parents montrent à leurs enfants des films d’aujourd’hui qui nous paraissent bien plus effrayants ou violents. Nous pensons que la gestion de la peur est une affaire « intime », en matière d’éducation au cinéma.

Votre guide — ne serait-ce que parce que vous avez choisi de présenter vos films par ordre chronologique — n’est -il pas tout autant une histoire du cinéma qu’un guide ?

Lydia Boukhrief <> L’histoire du cinéma s’impose dés lors qu’on a le souci de montrer un panel suffisamment large, pour que chacun puisse y tisser ses fils et ses films, que ce soit à travers la découverte d’un genre, d’une thématique, de la filmographie d’un acteur, d’un scénariste, d’un réalisateur…

Nicolas Boukhrief <> Dès que le divertissement qu’est le cinéma commence à être perçu aussi comme un art, son histoire, sa mémoire se révèle forcément. À chacun de l’aborder avec ses goûts et ses envies pour découvrir toutes les merveilles qui ont pu être tournées depuis plus d’un siècle. Et pour mesurer à quel point ces films, même anciens, peuvent nous aider à mieux comprendre et déchiffrer le monde.

Si l’on vous dit Netflix, vous répondez…

Nicolas Boukhrief <> …que tout ce qui peut permettre à des œuvres d’être accessibles est bon, et Netflix propose un large catalogue de films pour enfants. Mais il y a un gros MAIS : la logique qui consiste à proposer aux « consommateurs » une liste de films déterminée par un algorithme en fonction uniquement de ce qu’ils ont regardé auparavant est le contraire même de la démarche de notre livre. Vous avez aimé manger sucré ? Revoilà du sucré, et encore du sucré, jusqu’à ce que vous n’ayez même plus conscience qu’il existe du salé, de l’épicé, du doux et de l’amer. Que des jeunes spectateurs aillent piocher des films sur Netflix, oui, mais qu’ils n’y restent pas « scotchés » ! Cela dit, la même question se posait déjà, depuis des décennies, avec les chaînes spécialisées pour les enfants.

Et quand vous entendez le nom Disney…

Nicolas Boukhrief <> Disney ? Vous voulez dire l’entité qui amalgame les films de Disney, les films Pixar, la saga Star Wars, les films Marvel et maintenant les franchises de la Fox, comme Les Simpson ou Avatar ? Jamais dans l’histoire du cinéma l’imaginaire des enfants n’avait été à ce point dominé par un seul groupe, une seule idéologie. Ah si, pardon ! C’est ce que vivaient les enfants de la Russie soviétique… Maintenant, cela n’empêche pas le groupe Disney de produire à l’occasion de bons films, évidemment. Et cette hégémonie aura sa limite et des objets indépendants naitront forcément — et de plus en plus, quitte à passer par des voies de diffusion parallèles. L’histoire nous a déjà prouvé que les empires ne durent jamais éternellement…

Envisagez-vous un volume du même genre pour « les moins petits » ?

Nicolas Boukhrief <> Si ce guide devait rencontrer l’intérêt des parents et de leurs enfants, un guide pour les 9-12 ans pourrait, bien sûr, le prolonger.

Lydia Boukhrief <> Ce serait l’occasion de citer des grands noms du cinéma absents dans cet ouvrage puisqu’ils n’ont malheureusement pas fait de films pour les tout-petits : Fellini, John Ford, Hitchcock… Et donc aussi l’occasion d’aborder davantage la « peur au cinéma » à travers des films tels que Nosferatu ou La Nuit du chasseur.

Nicolas Boukhrief <> Pour nous, ce travail, cette parenthèse entre les films que nous-mêmes nous fabriquons a été aussi enrichissante que divertissante, puisqu’elle nous a conduits à réviser nos classiques et, en même temps, à découvrir des films nouveaux. Et à satisfaire un désir propre à presque tous les cinéphiles — le désir de transmettre.

Propos recueillis par FAL

Lydia et Nicolas Boukhrief, 100 grands films pour les petits. Gründ/Arte Éditions. Avril 2019. 19,95 euros.

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