Le Ciment du Masque et la Plume

LE CIMENT DE L’HISTOIRE

Au Masque et la Plume, on continue de pousser des cris d’orfraie quand quelqu’un se hasarde à révéler la fin d’un film ou même, simplement, l’une de ses péripéties. Moyennant quoi, les critiques pourraient tout aussi bien faire le métier de publicitaire.

L’heure est grave. Le crime, abominable. La situation, critique.

Le criminel n’est autre que Michel Ciment, pilier de la revue Positif et « régulier » du Masque et la Plume : au mépris de toutes les convenances, il avait révélé lors d’une récente émission que Luke Skywalker mourait dans le dernier épisode de Star Wars.

En son absence, dimanche 31 décembre 2017, Jérôme Garcin a pris l’initiative de présenter en son nom (mais l’avait-il préalablement consulté ?) des excuses interminables à tous les auditeurs qui l’avaient bombardé de lettres et de mails pour dire leur fureur. On les comprend.

 

Michel Ciment

 

Imaginez en effet que nous révélions ici, dans Boojum, qu’Emma se suicide à la fin de Madame Bovary, que l’assassin dans Le Meurtre de Roger Ackroyd n’est autre que le narrateur, que Gavroche meurt sur une barricade, que James Bond, à l’inverse, reste en vie à la fin de SPECTRE, que Norman Bates est un dangereux psychopathe, que E.T. fait s’envoler toute une bande d’enfants à bicyclette, que la Mégère apprivoisée finira par être apprivoisée ou qu’il n’y aura que Rastignac pour assister à l’enterrement du Père Goriot…

Oui, imaginez si nous faisions cela… Plus personne ne lirait Madame Bovary ou Les Misérables. Plus personne n’irait voir Psychose. Plus personne dans les librairies. Plus personne dans les salles de cinéma. Spielberg serait ruiné. La fin d’un monde, pour ne pas dire la fin du monde.

Un peu de sérieux, voulez-vous : le récent remake du Crime de l’Orient-Express montre bien que le public peut s’intéresser à un film tout en connaissant à l’avance son dénouement. Car enfin, qui ignore encore que, dans cette affaire (déjà portée au cinéma il y a une quarantaine d’années), ils sont tous coupables ! En d’autres termes, l’essentiel d’une œuvre d’art est bien plus à chercher dans la question comment que dans la question quoi.

Nous citions récemment, dans un autre contexte, une déclaration du cinéaste américain Robert Altman. Ne craignons pas de la reproduire de nouveau ici :

 

Rien ne m’agace plus que ces gens qui vous répondent : “Je l’ai déjà vu” quand vous proposez d’aller voir un film. Si vous avez vu un film une fois et s’il présente quelque intérêt, vous ne l’avez pas vraiment vu. Parce que, si versé que vous soyez dans l’art et la technique du cinéma, la première fois que vous voyez un film, vous le voyez comme vous lisez un roman policier. Vous jouez au jeu des devinettes. “Ah ! elle va le quitter. Tiens, elle ne le quitte pas… Ce doit être une lesbienne. Finalement, non.” Vous passez toute la durée du film à corriger vos hypothèses. La deuxième fois, vous êtes prévenu ; vous ne tombez plus dans les pièges de l’intrigue ; vous pouvez regarder les coins du tableau, ses nuances ‒ les choses qui, pour moi, font vraiment un film. »

 

Que des auditeurs protestent sous prétexte qu’on leur a gâché leur plaisir, c’est leur droit. Mais qu’on s’excuse auprès de ces ronchons au lieu de leur expliquer que ce qui compte d’abord et avant tout dans une œuvre d’art, c’est la construction, c’est tout simplement ne pas faire correctement son métier de critique. Sans doute les premiers spectateurs de la série Star Wars ont-ils eu le plaisir de découvrir que Darth Vader était le père de Luke Skywalker. Mais ceux d’aujourd’hui peuvent s’offrir celui de vérifier si un tel coup de théâtre tient debout. Rappelons la définition hollywoodienne du bon scénario : « Unpredictable and unavoidable ». N’importe quel scribouillard peut produire de l’imprévisible, mais tout le monde ne sait pas produire de l’imprévisible qui soit aussi inéluctable. La mission du critique consiste à vérifier si ce paradoxe est réalisé ou non. Il n’a pas à laisser le lecteur ou le spectateur découvrir une œuvre. Il doit l’aider à voir sous un autre jour une œuvre qu’il connaît déjà. À la redécouvrir.

Et le seul critique du Masque qui fasse correctement ce travail, c’est Michel Ciment. Mais surtout, ne révélez pas cette conclusion. Vous spoileriez gravement cet article.

 

FAL

 

à ma mère

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