À propos de Jérôme Garcin et de la liberté critique
Esprit critique, es-tu là ?
L’ouvrage de Jérôme Garcin Nos dimanches soir est un ensemble de vignettes qui retracent de façon lumineuse et saisissante l’histoire de l’émission Le Masque et la Plume. Mais on ne peut s’empêcher, en lisant ces pages, d’entendre au loin la voix de Destouches et sa fameuse formule : « La critique est aisée et l’art est difficile ».
Nous avons déjà dit ailleurs tout le bien qu’il convenait de penser du livre de Jérôme Garcin Nos dimanches soir, évocation, sous forme de lexique, de soixante années de Masque et la Plume, la plus ancienne de toutes les émissions de France Inter. La réédition en poche de cet ouvrage est d’autant plus appréciable qu’elle a été l’occasion de corriger dans le titre une faute de français : le mot soir était au pluriel dans l’édition originale, accord prôné, sauf erreur, par les tenants d’une orthographe moderne, mais pour le moins malencontreux lorsque littérature et culture sont au cœur du sujet. Bien sûr, on ne saurait tout avoir : dans le texte proprement dit reste une construction plus que douteuse du verbe préférer, mais l’auteur répondra sans doute qu’on la trouve chez Stendhal et qu’on lui fait là un mauvais procès.
De fait, ce n’est pas sur de telles broutilles qu’il convient d’engager le débat, mais sur une question de fond qu’il aborde lui-même dans l’ouvrage et qui en amène aussitôt une autre. On connaît le principe du Masque : un animateur et, autour de lui, quatre ou cinq critiques pour commenter, chaque dimanche soir, l’actualité littéraire ou théâtrale ou cinématographique. L’animateur est donc aujourd’hui Jérôme Garcin. Il succède entre autres à François-Régis Bastide et à Pierre Bouteiller, mais, de son propre aveu, il entend se différencier de ceux-ci en étant juge et partie. Avant lui, les meneurs de jeu se contentaient de présenter tel livre ou tel film en en fournissant un résumé assez bref, laissant aux critiques le soin d’entamer la discussion ; lui a décidé d’ajouter à ce résumé son propre jugement, n’hésitant pas à massacrer d’emblée un film ou un livre si le cœur lui en dit. On pourra s’étonner qu’un juge puisse exercer ainsi les fonctions de bourreau, surtout quand ce juge ne dédaigne pas de publier lui-même, et qui plus est très fréquemment, des livres, mais on ne saurait lui reprocher de dissimuler ce statut de cumulard, puisque, encore une fois, il le revendique haut et fort.
Mais les choses se compliquent dans la manière qu’il a d’énoncer ses verdicts. Tout critique a le droit et le devoir de dire du mal d’une œuvre quand il estime en son âme et conscience que celle-ci ne vaut pas grand-chose ‒ n’est-ce pas d’ailleurs ce qu’il nous arrive de faire sur ce site ? ‒, mais tout critique devrait savoir aussi que, sauf cas exceptionnel, il juge une œuvre et non pas un homme. Nous avions formé le vœu, lorsque nous avions rendu compte de l’édition originale de Nos dimanches soir[s], de voir Jérôme Garcin manifester autant d’humanité en animant son émission qu’il l’avait fait dans son ouvrage, qui se compose de portraits, de récits, voire d’anecdotes souvent très émouvants. Las ! notre vœu n’a pas été exaucé.
Il y a tout juste quelques semaines, le débat tournait autour du film de Michel Hazanavicius Le Redoutable, et les critiques n’étaient pas d’accord. Certains, comme on dit, étaient farouchement pour, d’autres farouchement contre. Le ton, même, monta. Sans doute était-il du devoir de Garcin de calmer les esprits, mais il entendit le faire par la formule suivante : « Allons, vous n’allez pas vous écharper pour un film d’Hazanavicius… »
Gageons que, si Hazanavicius a entendu l’émission ce soir-là, il a dû passer une mauvaise nuit. Nous n’avons pas une admiration sans bornes pour ce réalisateur et nous trouvons même ses deux OSS 117 quelque peu pesants, mais nul ne saurait contester qu’il y a dans son travail un effort d’originalité et de renouvellement constant qui mérite le respect. Et même ceux qui trouvent que The Artist jouit d’une réputation un peu surfaite doivent reconnaître que l’idée de tourner aujourd’hui un film muet en noir et blanc était une idée courageuse. Mais arrêtons là notre plaidoyer pour laisser la parole à l’accusé, puisque, sans le savoir, il avait assuré lui-même sa défense en deux phrases définitives dans un entretien paru quelques jours plus tôt dans Le Monde (13 sept.) : « Quand on travaille deux, trois, quatre ans sur un film, on ne fait pas un mauvais film. On fait du mieux qu’on peut. »
On ne saurait mieux dire, mais Michel Hazanavicius devrait relire Le Bourgeois gentilhomme de Molière et se souvenir qu’en France, « les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris ». Autrement dit, on ne sait pas, on ne veut pas, dans notre beau pays, reconnaître le travail. Bien sûr, il existe des cas où le travail, si consciencieux, si honnête, si soutenu soit-il, débouche sur un résultat décevant, mais la moindre des choses, pour ne pas dire sa mission, consiste alors pour un critique à persuader l’artiste qu’il pourra faire mieux la prochaine fois. C’est, pour aller vite, ce qu’entendait faire Baudelaire quand il défendait la modernité. Il ne défendait pas bêtement et aveuglément tout ce qui était nouveau et venait de sortir. Il essayait de dégager tout ce qui pouvait, dans cet ensemble forcément flou et incertain, aider l’art à progresser. Quand tout le monde sifflait Wagner à Paris, lui sentait que ce verdict de tribunal populaire ne serait pas forcément validé par la postérité. Et c’est le même Baudelaire qui ne craignit pas d’étudier l’anglais pendant deux ans pour rendre Poe accessible au public français.
Les critiques professionnels n’ont plus aujourd’hui, en cette époque où n’importe qui peut crier n’importe quoi tout de suite sur Internet, l’influence qu’un Jean-Louis Bory ou qu’un Georges Charensol ‒ si ces noms disent encore quelque chose à nos jeunes lecteurs ‒ pouvait avoir il y a une quarantaine d’années. Mais le tort qu’une phrase assassine peut faire à un individu reste aussi vivace. Je me souviens de ce réalisateur courageux qui téléphona un jour à la revue Starfix (à laquelle je collaborais) à propos d’un article très méprisant sur son dernier film : « Dites à l’auteur de cet article que s’il a voulu me faire du mal, il a réussi. Je ne dors plus depuis une semaine. »
C’est que, vraiment, la partie n’est pas égale. Mais, là encore, laissons parler Hazanavicius : « Vos critiques, vous en aurez fait des centaines ; moi, j’aurai fait dix films. »
Il y a quelques mois, le même Jérôme Garcin avait déclaré à propos d’un film : « J’ai été déçu en bien. » Cynisme naïf et touchant. Il avait décidé, avant d’aller voir le film en question, que, étant donné ce qu’avait produit le réalisateur jusque-là, son nouveau film ne pourrait être que mauvais. Or, il ne l’était pas. Il ne lui était pas venu à l’idée qu’un artiste puisse faire des progrès. Alors que c’est probablement dans ce parcours propre à chaque artiste que réside dans une large mesure l’essence de cette chose mystérieuse qui s’appelle l’art.
FAL
Jérôme Garcin, Nos dimanches soir, Gallimard, « Folio » n° 6375, septembre 2017, 7,70 euros