Du patrimoine culturel, trois rééditions au charme suranné
Ernest Renan (1823-1892) n’était sans doute pas cinéphile, mais la réédition cet été chez Pathé de quatre films qu’on dira « de patrimoine », puisque cette formule est à la mode, nous conduit à relire sa fameuse page, dans L’Avenir de la science, sur l’admiration que nous pouvons éprouver face à une œuvre d’art produite des siècles avant nous :

« On a délicatement fait sentir combien les chefs-d’œuvre de l’art antique entassés dans nos musées perdaient de leur valeur esthétique. Sans doute puisque leur position et la signification qu’ils avaient à l’époque où ils étaient vrais faisaient les trois quarts de leur beauté. Une œuvre n’a de valeur que dans son encadrement, et l’encadrement de toute œuvre, c’est son époque. Les sculptures du Parthénon ne valaient-elles pas mieux à leur place que plaquées par petits morceaux sur les murs d’un musée ? J’admire profondément les vieux monuments religieux du moyen âge, mais je n’éprouve qu’un sentiment très pénible devant ces modernes églises gothiques, bâties par un architecte en redingote, rajustant des fragments de dessins empruntés aux vieux temples. L’admiration absolue est toujours superficielle : nul plus que moi n’admire les Pensées de Pascal, les Sermons de Bossuet ; mais je les admire comme œuvres du XVIIe siècle. Si ces œuvres paraissaient de nos jours, elles mériteraient à peine d’être remarquées. La vraie admiration est historique. »
On pourrait même compléter cette formule célèbre en disant que la vraie admiration est aussi géographique, puisque ce qui séduit ici ne séduit pas forcément là-bas. Instructifs à cet égard sont les remakes américains de films français. True Lies, de James Cameron, qui reprend d’assez près la trame de La Totale ! de Claude Zidi, ne reprend pas une seule des répliques graveleuses débitées par Eddy Mitchell et Michel Boujenah. Aux États-Unis, elles auraient écarté d’emblée une large partie du public « familial ». De la même manière, il semble que, dans les années soixante, les « James Bond » étaient exploités dans certains pays dans des versions plus chastes qu’ailleurs. Censure ? Peut-être. Mais il s’agit aussi, plus simplement, de différence de mentalité.

Pour en revenir à l’aspect historique de la question, il est évident que toute œuvre, quelle qu’elle soit, est forcément dénaturée par le Temps qui passe au moins pour deux raisons. En littérature, il y a l’évolution de la langue, du sens même des mots. Il y a chez Hugo quelques lignes fort drôles dans lesquelles il s’amuse à traduire en français moderne, autrement dit du XIXe siècle, une phrase de La Bruyère. Quelle proportion du texte comprennent exactement les spectateurs britanniques qui vont voir aujourd’hui une pièce de Shakespeare en « version originale » ? Mais se produit aussi un phénomène qui, tout en étant inverse, dénature tout autant le « produit » d’origine : ce qui pouvait sembler révolutionnaire dans une œuvre au moment de sa création peut, du fait même de son succès, être banalité aujourd’hui. Le public avait parfois beaucoup de mal à comprendre les premiers flashbacks au cinéma – il fallait d’ailleurs les introduire par des flous artistiques et une voix off pour éviter tout malentendu. Un siècle plus tard, le flashback est l’une des figures les plus banales de la narration cinématographique.
Cela dit, et nonobstant ce que dit Renan, il existe des chefs-d’œuvre, autrement dit des œuvres capables de surmonter ces obstacles apparemment insurmontables. Nous pouvons témoigner ici qu’une récente représentation du Misanthrope faisait rire aux éclats un public qui n’était pas forcément composé de doctes historiens ou de fins linguistes. Bref, comme disait judicieusement Sacha Guitry, « Quoi de neuf ? Molière ».

Les quatre « nouveautés » Pathé dont nous parlions ne prétendent pas entrer dans cette catégorie, mais elles présentent bien sûr un intérêt historique (souligné dans leurs différents bonus). Il s’agit de deux Gorille des années cinquante réalisés par Bernard Borderie (futur maître d’œuvre de la série des Angélique) et de deux comédies des années soixante-dix réalisées par Claude Zidi, La Course à l’échalote et Les Fous du stade. La Course à l’échalote nous rappelle à quel point Jane Birkin était irrésistible dans sa jeunesse, mais les ressorts comiques sont plutôt usés. La course en question est celle de Pierre Richard, employé de banque essayant de récupérer un document volé et se retrouvant à bord d’un train pour l’Angleterre rempli de comédiens du Paradis Latin, donc en majorité de travestis. C’était peut-être drôle il y a cinquante ans, mais en quoi y a-t-il là aujourd’hui matière à rire quand France Inter diffuse un reportage sur des parents tout marris de ne pouvoir aider – du fait de lois ô combien scélérates – leur enfant de dix ans à faire sa transition ? Les Fous du stade, l’un des grands succès des Charlots, est une suite de plaisanteries potaches assez plates qui pourront tirer encore quelques sourires mais qui semblent surtout indiquer que l’on était d’humeur moins morose dans les années soixante-dix qu’en cette année 2025. Quant aux deux Gorille, Le Gorille vous salue bien et La Valse du Gorille – le premier avec Lino Ventura, le second avec Roger Hanin –, ce sont deux films dont l’intrigue devient extrêmement fumeuse et incompréhensible au bout d’un quart d’heure, mais on pourra soutenir que cette fumosité traduit parfaitement l’infinie complexité du monde de l’espionnage. En ressort malgré tout très clairement une chose : la peur de la bombe atomique à la fin des années cinquante. Cette peur était, bien sûr, l’un des éléments constitutifs de la Guerre froide. On pourrait donc penser qu’elle appartient au passé, mais les bouleversements géopolitiques actuels redonnent une actualité à ces deux vieilles vieilleries. Et l’on se dit qu’il faut compléter la citation de Renan par un passage de Valéry sur l’intensité variable de l’intérêt des chefs-d’œuvre. Il est des périodes où l’Énéide ne dit rien et ne sert à rien. Mais elle n’est pas pour autant morte. Elle est en hibernation, et se réveillera lorsque des événements lui redonneront une vigueur nouvelle. Double visage de l’Histoire, à la fois linéaire et cyclique.
FAL
Claude Zidi, La course à l’échalote, Pathé, combo DVD+BR, juin 2025, 88 minutes, 19,99 euros
Claude Zidi, Les fous du stade, Pathé, combo DVD+BR, juin 2025, 88 minutes, 19,99 euros
Bernard Borderie, Le gorille vous salue bien et La valse du gorille, Pathé, combo DVD+BR, 211 minutes, 29,99 euros