« Corps et âme » de Ildikó Enyedi : autisme et poésie

Intro sur l’escabeau

Il est des titres de films qui apparaissent d’emblée ambitieux. Corps et âme est de ceux-là. Il est de ces titres qui orneraient la tranche de cuir d’un grimoire en haut d’une bibliothèque et que l’on tenterait d’attraper sur un escabeau bancal pour y découvrir quelque secret. Nous serions ainsi suspendus, corps et âme, dans un moment à la fois long et court, physique et poétique, pour arracher un bout de connaissance du monde.
Corps et âme est de ces films-là, l’histoire d’une rencontre singulière entre une jeune femme présentant un autisme léger et un quinquagénaire dont l’un des bras est paralysé. C’est dire si cette histoire débute sur un escabeau bancal.

 

La poésie en prise dans le quotidien

Il arrive une chose assez étrange aux deux protagonistes de l’histoire : chaque nuit, ils font le même rêve. Un rêve partagé à travers une scène naturelle à la beauté animale : un cerf et une biche se croisent dans un décor enneigé fabuleux, au bord d’un plan d’eau, la forêt n’est pas loin. Le rêve est fugace mais intense. Mária, la jeune femme autiste et accessoirement vétérinaire dans l’abattoir, et Endre, directeur financier dans cette même entreprise de mise à mort des animaux, se croisent ainsi le jour et à travers leur lien onirique, la nuit.
Le jour, ce sont deux collègues que rien ne rapproche. Endre est un cinquantenaire assez solitaire, légèrement moqueur, Mária atteinte d’une forme légère d’autisme peine à entrer en contact avec quiconque, préférant parfois rester plongée dans le noir, seule, pendant la pause déjeuner alors que tout le monde se retrouve à la cafétéria.

 

 

Le réel froid du carrelage blanc

Le lieu de travail est montré à travers une image brute, directe, montrant comment les animaux sont mis à mort, le sang coulant sur le carrelage blanc, les corps tombant lourdement dans des sons mats. Aucun élément n’est esquivé. Le regard des bovins amené à l’abattoir montre la détresse de l’animal face à cette entreprise inéluctable du passage de l’animal au cadavre calibré, pesé, mesuré.
Dans cet environnement aseptisé et réduisant la vie et la mort à un process bien huilé, les employés remplissant consciencieusement leur tâche, les êtres vivent néanmoins leurs petites tragédies humaines. La salle du réfectoire les montre en prise à la jalousie, à la camaraderie, à la rivalité, à la méfiance, à la moquerie. Les liens demeurent cependant aussi froids que le carrelage blanc de leur lieu de travail. Nous voyons ces individus s’agiter entre la vie et la mort, le désir se trouvant réduit à des aspects sexuels provisoires, à du désir précaire.

 

 

Le rêve enneigé du désir ardent

Comme en contrepoint de cet univers glacé où le désir s’agite en vain, le rêve partagé paraît revêtir une réalité bien plus claire que le réel du quotidien. Les images montrées en silence sont d’une beauté à couper le souffle, et d’ailleurs le souffle animal demeure le seul son qui habille ces instants rêvés. L’instinct animal paraît présider à la vie dans ces moments suspendus à la densité plus grande que la réalité du jour. Ni la vanité ni les vaines gesticulations n’ont dans ces instants le droit de citer : nous voici revenus à l’essence fondamentale des choses.
Mais dès que le rêve s’arrête, le réel reprend. Et nous suivons nos deux protagonistes, chacun perdu à sa façon, dans leur itinéraire sans repères pour tenter de trouver l’autre dans la réalité.

 

 

L’autisme sans caricature, l’infirmité sans apitoiement

Jamais la singularité de Mária à travers son autisme léger ne tombe dans la caricature. Le jeu d’actrice est d’une finesse impressionnante, tant chaque attitude et chaque regard traduisent une personnalité sensible et pourtant distante au monde. Nous sommes là bien évidemment très loin de l’image de l’autisme véhiculée par Rain Man. Ici son expression est suffisamment juste pour éviter le sourire ou la perplexité et inspirer un réel attachement.
De même l’infirmité d’Endre est montrée sans concessions mais faisant partie de l’individu à part entière. La paralysie de son bras l’amène aussi à s’adapter aux situations du quotidien, tout comme Mária tente de s’adapter à sa façon.
Une des forces de Corps et âme est que nous pouvons ainsi aisément nous retrouver dans nos petits handicaps, nos hésitations, ces aspects de nous qui invalident parfois nos corps ou nos âmes. Si l’humain boîte, gesticule, doute, évite, Endre et Mária n’y échappent pas. Mais leur poésie naturelle nous emporte dans un voyage où corps et âmes cherchent à se trouver.

 

 

En horizon…

Corps et âme est un moment de poésie et de beauté, sans apitoiement mais sans concessions, et on en ressort avec un espoir tenace : que l’être humain malgré ses infirmités, ses empêchements, tout ce qui l’entrave, possède encore une part de poésie à laquelle se raccrocher. Et qu’à travers cette poésie il peut encore tisser un lien véritable avec l’autre.
Il paraît qu’un autre nom de cette poésie et de ce lien serait : l’amour.

 

 

Anthony Huard

 

Corps et âme
Film hongrois réalisé par Ildikó Enyedi
Avec Géza Morcsányi (Endre), Alexandra Borbély (Mária), Zoltán Schneider (Jenö) durée 116 min.
Année : 2017 Ours d’or à Berlin
Disponible en DVD et Blu-ray Le Pacte Distribution

 

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