La Comédie humaine, contes de la misère ordinaire

Une rencontre, fruit du hasard et de la déception, un vernissage dont les invités tardent à venir et les incertitudes d’un mariage tout frais. Trois histoires qui vont s’entrelacer au gré des joies et surtout des peines des protagonistes.

Une jeune femme incite son époux à pratiquer des jeux vidéo, oubliant que son conjoint a été amputé récemment de son bras droit. Toute naturelle qu’elle soit, la situation malaisante renvoie le spectateur à ses propres peurs et désillusions. Quant au mari, la perte de son membre se joint avec ses regrets et les mots blessants l’atteignent profondément bien qu’il ne sourcille pas. On devine sa détresse et on pressent que tout cela pourrait très mal se terminer…

Cette scène marquante de La Comédie humaine démontrait à l’époque le savoir-faire de Kôji Fukada, un cinéaste en devenir, qui accouchait de son premier long-métrage. Et il aura fallu patienter près de quinze ans pour le découvrir dans l’hexagone. Le réalisateur de Love Life signait des débuts singuliers avec une œuvre imprégnée selon ses dires de l’esprit balzacien et qui soulignait toutes les turpitudes d’un quotidien prêt à basculer dans le chaos à tout moment.

Découpé en trois sketches, La Comédie humaine se distingue par une narration liant chaque histoire, annonçant à chaque fois les événements à venir et entremêlant avec fluidité les destinées des personnages a priori ordinaires. Kôji Fukada dessine les contours de son art, teinté d’une certaine incongruité, d’amertume et de ressentiments larvés.

Colère froide

Connue pour ses règles de conduite strictes et son goût pour l’honneur, la société nipponne tend à scléroser les émotions. Les rapports policés facilitent de fait l’incompréhension. Voilà pourquoi le cinéma local se plaît à jouer depuis quelques années, sur les troubles relationnels qui frappent sa population. Et bien entendu, Kôji Fukada s’est engouffré dans cette voie en pointant du doigt les dysfonctionnements, l’animosité latente, les comportements humiliants qui imbibent le lieu de travail ou le foyer de ses compatriotes.

Dans La Comédie humaine, l’humour grinçant laisse place au désespoir au fil des minutes tandis que les vérités, jamais bonnes à dire et encore moins à entendre, éclatent au grand jour. Si l’on s’amuse de cette artiste qui se saborde lors d’une conversation, en évoquant un photographe qu’elle ne connaît pas, on s’indigne en revanche du renvoi injuste d’un handicapé, établissant la lâcheté des uns et des autres. Kôji Fukada désigne l’indifférence comme un mal du siècle avec le rire en vecteur involontaire. Le petit esclandre dans le restaurant en atteste, puisqu’il n’arrache que des sourires aux témoins de la scène. Pour le cinéaste, le monde s’enfonce dans un cynisme fatidique tandis que des éléments fortuits, parfois dévastateurs, ramènent ou conduisent à une réalité crue.

Vortex hasardeux

On peut reprocher à Kôji Fukada d’abuser plus que raison des aléas qui entraînent toute sorte d’événements souvent improbables dans la vie courante. Ici, un échange joyeux en camion ou un désistement impromptu amènent à un drame irréparable et à la naissance d’une amitié. Durant ces instants, on pourrait croire que le cinéaste se moque de nous, pire encore qu’il défausse les protagonistes de leurs responsabilités au profit de l’absurdité. Pourtant, sa mise en scène, alors balbutiante au moment des faits, parvient à instiller si ce n’est de l’authenticité, au moins une émotion tangible.

Ici, les personnages adoptent des attitudes culottées, inimaginables hors de l’écran pour les Japonais. L’incrustation presque grossière d’un passant dans un vernissage ou la demande de deux spectatrices d’investir une salle en pleine nuit figurent parmi les exemples clés du long-métrage, comme si Kôji Fukada rêvait d’une autre façon d’évoluer en société dans son pays, affranchi des limites séculaires imposées. D’ailleurs, il démontre toutes ses qualités lorsqu’il se concentre sur le syndrome du membre fantôme de son infortuné héros et qu’il y rattache, l’ensemble de son plaidoyer.

Et avec une chute aussi étonnante que glaçante, Kôji Fukada annonçait l’ébauche d’une filmographie étrange, se démarquant des récits classiques de ses pairs, avec son lot de victimes et de coupables. S’il n’a toujours pas atteint son plein potentiel au bout de quinze ans (y réussira-t-il ?), il n’a néanmoins pas d’égal pour nous immerger dans un univers acidulé, aux teintes incrédules et incroyables à la fois.

François Verstraete

Film japonais de Kôji Fukada avec Masayuki Yamamoto, Kanji Furutachi, Minako Inoue. Durée 2h20. Sortie le 18 octobre 2023.

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