Les filles de Birkenau, un dernier témoignage

Quatre femmes dans un jardin, par une belle journée ensoleillée… Elles sont réunies pour parler d’Auschwitz-Birkenau, elles savent qu’elles sont parmi les dernières à pouvoir témoigner de son enfer.

Isabelle Chokot, née en 1928, a passé quatre ans dans le ghetto de Lodz, en Pologne, le premier du genre, avant de débarquer à Auschwitz-Birkenau. Elle nous a quitté en 2023, on peut la revoir dans le documentaire du même nom que David Teboul a réalisé la même année, encore disponible sur France 2. Judith Elkan-Hervé, hongroise, y est arrivée avec sa mère en 1944. Ginette Kolinka également, elle fut du même convoi que Simone Veil. Quant à Esther Sénot, elle commence par Drancy, en 1943…

Esther raconte l’histoire de son arrestation : absente au moment où ses parents se font rafler à Belleville, à son retour elle trouve des scellés sur la porte de l’appartement. Elle se cache chez une gardienne d’immeuble communiste pendant quinze jours, puis un passeur la mène à Bordeaux et l’abandonne. Elle a quatorze ans, elle n’avait jamais quitté Paris. Elle veut prendre le bus pour Mont-de-Marsan, le chauffeur la repère et l’avertit : c’est trop dangereux. Il trouve pour elle un jeune homme qui lui indique comment traverser la ligne de démarcation la nuit à travers une forêt. Elle se perd, frappe à la porte d’une ferme… Le fermier la conduit au train après l’avoir alimentée, et elle rejoint enfin la ville de Pau où elle retrouve son frère… mais elle veut savoir ce que sont devenus ses parents, elle n’en a pas la moindre idée. Elle prend donc le train pour Paris, retrouve sa gardienne… et se fait épingler lors d’un banal contrôle d’identité…

Le livre est ainsi composé de témoignages entrecoupés de dialogue entre ces vieilles dames.

Ginette raconte son arrivée à Birkenau. Les portes du wagon s’ouvrent. Compatissants, les SS proposent à ceux qui sont faibles, trop fatigués, de rejoindre le camp en camion. Ginette préfère s’y rendre à pied, comme beaucoup, pour respirer enfin un peu d’air pur… « Je m’entends encore crier : Papa, Gilbert, prenez le camion ! » Elle ne savait pas encore que c’était pour la chambre à gaz. Elle en restera coupable toute sa vie…

Le rire et l’indifférence

Comme ses comparses, elle pense qu’il y a trop d’occasions pour pleurer. Il faut donc rire, ou blaguer. C’est pourquoi, quand David Teboul lui demande ce qu’elle mangeait, elle répond : « Tous les jours nous mangions du caviar et de la langouste. Au bout de quelque temps nous en avions assez. Quand je raconte ça aux gamins, ils me regardent, stupéfaits. »

Quand on demande à Judith si elle voyait beaucoup de morts à Birkenau, elle raconte : « j’ai vu des personnes qui se sont suicidées en touchant le fil électrifié qui entourait le camp. Comment faisions-nous pour regarder cela ? » Et elle ajoute : « je crois qu’il régnait une sorte d’indifférence ». Comme si l’hébétude était la dernière réaction de sauvegarde possible…

Retour à la vie

Esther raconte la fin du camp de Mauthausen. Elle y est arrivée après une marche harassante depuis Birkenau. Devant l’avancée des alliées, les allemands fuient. Les déportés forcent la porte de l’armurerie, pourchassent les SS, les Kapos, les abattent… « Tout d’un coup j’ai retrouvé des forces. C’était comme si j’étais projetée dans l’espace ». Il semblerait que les déportés n’aient pas été des moutons prêts pour l’abattoir, comme on le dit parfois…

Au retour, pour récupérer son appartement occupé, il fallait faire des procès, raconte Esther. Le sien était occupé par une famille de réfugiés, elle n’a pas insisté… A son retour, raconte Judith, « je ne pensais pas aux morts ni aux disparus. Je ne ressentais que la joie d’être là. J’étais droguée à la vie. » Aujourd’hui encore, elle « considère que le camp n’est pas une réalité » : c’est dire qu’elle n’est pas parvenue à revenir entièrement dans la réalité… Une réaction semblable chez Ginette : « Très vite, le souvenir d’Auschwitz s’est éloigné de moi. Je ne voulais plus en parler. » Et Isabelle : « Pendant ces années d’après-guerre, j’ai essayé de m’éloigner du camp, d’y penser le moins possible. J’entendais la voix de tous ceux qui étaient morts près de moi. » Toutes, peut-être, doivent leur survie à cette force de refus ?

Nous n’avons fait ici que reprendre quelques « anecdotes » parmi d’autres… David Teboul se souvient de cette rencontre : « Elles se coupent la parole, s’opposent violemment, éclatent de rire. Tout est dit sans filtre, pas besoin. Elles savent d’où elles parlent »

Mathias Lair

David Teboul, Les filles de Birkenau, Les Arènes, janvier 2025, 263 pages, 24 euros

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